Le port du niqab comme la nudité publique totale, à laquelle s'adonnent des femmes arabes et musulmanes en Occident, ont pour point commun de constituer des infractions à la vie sociale ordinaire qu'elles contribuent, chacune de façon différente, à perturber.
Par Jamila Ben Mustapha*
Le 8 mars dernier, des femmes arabes et musulmanes ont manifesté toutes nues à Paris, brandissant les drapeaux de leur pays d'origine pour rappeler que c'est contre la condition qui est faite à leurs congénères qu'elles se dressent; et de la sorte, un pas important a été franchi dans ce genre de protestation.
Dans leurs coups d'éclat, les Femen européennes sont habituées à dévoiler seulement leur poitrine. Amina la Tunisienne s'est affichée aussi, il y a un an, seins nus, sur une photo qu'elle a publiée dans les réseaux sociaux. C'est l'Égyptienne Alia El Mahdi qui, la première, s'était présentée totalement nue devant l'ambassade d'Égypte à Stockholm, en décembre 2012, après avoir posté sa photo avec son corps entièrement dévêtu, sur son blog, une année auparavant.
La transgression absolue
Le 8 mars 2014, ce dénudement se reproduit de façon collective devant la pyramide du Louvre, à Paris, par 7 femmes issues de pays arabes et musulmans (Tunisie, Egypte, Iran). Autrement dit, ces personnes appartenant à une ère culturelle réputée pour être la plus conservatrice du monde, ont opté pour la transgression absolue, la nudité totale.
Quoi en penser? Essayons de commencer à réfléchir à la signification de ce phénomène, et constatons immédiatement que c'est dans les pays arabo-musulmans qu'on observe deux attitudes extrêmes adoptées par les femmes, dans leur apparence: la dissimulation totale de soi, imposée ou choisie, par le port de la burqa ou du niqab, ou la nudité publique intégrale comme attitude voulue et provocatrice, de la part d'une dizaine d'entre elles, lors d'actions d'éclat qu'elles n'ont pu mener – et pour cause ! – qu'en Occident. C'est comme si le conservatisme le plus strict ne pouvait engendrer que les réactions les plus radicales.
De plus, ces deux attitudes si opposées, le niqab, même s'il est plus ou moins accepté par le milieu où il apparaît, et la nudité totale, ont pour point commun aussi, de constituer des infractions à la vie sociale ordinaire qu'elles contribuent, chacune de façon différente, à perturber.
D'une part, le niqab, par le recouvrement complet du corps, qui dénie toute innocence, toute liberté à celui-ci en le proclamant tabou, source de «fitna», place la femme – qui ne doit se dévoiler que pour son mari, afin de mieux être sa «chose» exclusive –, dans une position d'infériorité. D'être vivant aux traits humains visibles, elle se transforme en ombre mobile à trois dimensions, en silhouette fantomatique intrigante et un peu effrayante.
Mais, d'un autre côté, ce voilement intégral met aussi ces personnes masquées dans une position de supériorité, en leur permettant de cacher leur identité, d'enfreindre la règle de l'échange qui est à la base de toute vie en société: elles peuvent ainsi voir les autres, sans vouloir – ou pouvoir, si ce mode de vêtement leur a été imposé – être vues par eux.
Et, quoi dire du rapport pédagogique qui devient très problématique lorsque le cours est dispensé par une femme en niqab? Cette relation est basée en principe sur un feed-back permanent, non seulement entre la parole, mais aussi la mimique du maître et de l'élève, se regardant par le biais du dialogue. Voilà que l'apprenant est privé de toute cette source précieuse de renseignements que sont les expressions du visage de l'éducateur dans leur richesse et leur mobilité.
D'autre part, si l'on considère maintenant les Femen arabes et musulmanes, la nudité intégrale qu'elles ont adoptée dans la rue, pour un laps de temps, avant d'être abordées par des policiers, tombe sous le coup de la loi car, hors de certains endroits fermés précis – les camps de nudistes, les night-clubs et les studios de tournage de films érotiques –, elle est clairement classée parmi les cas d'outrage public à la pudeur et se trouve passible de sanctions importantes, même dans les pays les plus avancés.
Pathologie collective de sociétés en crise
Pour notre part, nous pensons qu'une pratique de la transgression plus riche, plus diversifiée, plus usitée et mieux acceptée, serait celle du verbe, celle qu'on accomplit par la plume, ou par toute forme d'expression artistique. En effet, le dévoilement total du corps est un message peut-être maximal, mais court. Il ne peut plus être que répétitif.
Et puis, essayons d'imaginer, un instant, comment ces femmes du Sud ont dû vivre cette rébellion absolue manifestée par la nudité totale, sur les plans psychologique et social, elles, qui ont dû intérioriser, comme tout un chacun, l'interdit de dénudement public, étant donné le type d'éducation qu'elles ont reçu. Comment ont-elles vécu cet acte? Il ne peut pas en effet, être considéré comme une manifestation de révolte comme tant d'autres. Comment vont-elles survivre psychologiquement à ce geste qui est loin d'être anodin, qui a dû être plutôt partiellement, que totalement assumé et qu'elles ont très bien pu vivre, sur-le-champ et par la suite, comme un traumatisme personnel?
Quelles vont être les incidences de leur comportement sur leurs rapports avec leurs familles, sur la perception que les autres vont avoir dorénavant d'elles, mis à part le fait que leur retour dans leur pays d'origine va devenir probablement inenvisageable, du moins dans l'immédiat.
L'uniformité imposée par les dictatures laïques aux pays qu'elles opprimaient a longtemps fait illusion, lissé artificiellement la réalité, masqué les maux, les dérives qui couvaient, à l'affût, prêts à exploser dès que possible. C'est ce qui arrive actuellement, dans nos sociétés travaillées par leurs multiples contradictions, avec une unité nationale le plus souvent éclatée en morceaux, et qui mettra, sans doute, bien longtemps à se reconstituer.
Une action comme la nudité intégrale peut passer pour de la folie individuelle, si elle se manifeste de façon strictement isolée. Multipliés et répétés, les actes de transgression, qu'ils prennent un aspect masochiste comme les immolations par le feu, ou, agressif, comme les égorgements, les mutilations de cadavres faits par des extrémistes religieux, qui nuisent de la façon la plus efficace à l'islam qu'ils prétendent défendre, prennent une signification idéologique ou politique. Mais ils ne représentent pas moins les diverses expressions de la pathologie collective de sociétés effervescentes et profondément en crise.
* Universitaire.
Articles de la même auteure dans Kapitalis:
Les Tunisiens face à l'inceste : un silence assourdissant
Les Tunisiens et la fracture des modes vestimentaires
Tribune : Le combat solitaire d'Amina Sboui et Jabeur Mejri
Sexualité à la carte : concubinage ou mariage «ôrfi», prostitution ou «jihad nikah»?