Rien n’y fait ! En Tunisie, les gouvernements se succèdent et ont beau changer de composition, la crise socioéconomique ne cesse de s’approfondir ! C’est à croire que toutes les sensibilités politiques représentées au pouvoir feraient les mêmes diagnostics et auraient les mêmes solutions à proposer.
Par Hédi Sraieb *
Ce qui d’évidence domine sous les apparences d’un immobilisme est en fait un choix délibéré de «laissez-faire» partagé par le tandem au pouvoir mais aussi par ses alliés de circonstance.
Les gouvernements n’ont en rien modifié la logique profonde des politiques publiques qui prévalait avant 2011, à un point tel que cela vire à la caricature. Toujours pas de ministère de l’Economie, mais un ministère du Développement, de l’investissement et de la Coopération internationale, qui déborde sur les prérogatives du ministère du Commerce ou bien encore sur celui de l’Industrie et des PME. On a beau cherché les raisons et la rationalité de ce découpage, il n’y en a pas; si ce n’est la reconduite des dispositifs à l’œuvre sous l’ancien régime.
Il n’y a toujours pas, non plus de ministère du Travail ! Les ministères du Plan ou du Logement ont aussi disparu… Le ministère de la Santé a perdu son adjectif de publique. La femme reste enfermée dans un ministère de la Famille et de l’Enfance.
Une même politique économique quasi mimétique
Bien sûr il ne s’agit là que de symbolique ; les prérogatives ayant été différemment redistribuées. Il n’empêche, cela en dit long sur le déni, la dénégation, pour ne pas dire le mépris vis-à-vis des demandes exprimées tout au long du processus révolutionnaire. Rien n’a changé fondamentalement !
Il y a évidemment bien plus grave. Au lendemain de la révolution et sans discontinuité depuis, les gouvernements ont, à quelques variantes près, suivi la même politique économique quasi mimétique que celle qui était mise en œuvre avant la révolution. En quelque sorte une fuite en avant.
Des preuves il n’en manque pas ! Dès les tous premiers jours les attendus de cette politique ont été reconduits, sans le moindre scrupule ou hésitation. Les sherpas accompagnant Béji Caïd Essebsi (BCE), le Premier ministre de l’époque, à Deauville, ont tout juste actualisé ce qui était déjà à l’œuvre depuis deux décennies. Demande de soutien financier, appel aux IDE, priorité donnée à la promotion de l’initiative privée, en sus quelques investissements d’infrastructures.
Si cette période «révolutionnaire» aurait pu suggérer une autre voie, il n’en sera rien! Bien au contraire la «Troïka», la coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha (2012-2014, l’intermède Mehdi Jomaa (2014) puis Habib Essid (2015-2016), et enfin Youssef Chahed (depuis 2016) et à quelques futilités cosmétiques, tous se sont échinés à maintenir le même cap. Non remise en cause de la dette odieuse, illégale, illégitime; absence de détermination affirmée dans la lutte contre la fuite de capitaux; action timorée et frileuse dans la lutte contre l’évasion fiscale. Le tout accompagné d’une liberté totale et sans réserve du commerce dans tous les sens du terme licite comme illicite.
Un système social et économique dans une impasse
Peu à peu et sans le moindre garde-fou, le système économique et social déjà largement défaillant s’est rapidement emballé. Les déséquilibres budgétaires et des échanges extérieurs (biens et capitaux) se sont rapidement aggravés. Le bouclage économique est, pour ainsi dire, devenu le cauchemar et l’obsession lancinante des gouvernements successifs. L’investissement national comme son support l’épargne publique, dans un climat d’instabilité et de tensions aiguës, n’ont cessé depuis de régresser.
Les Institutions financières internationales et autres bailleurs de fonds, qui jusqu’ici ont malgré tout «soutenu» ces gouvernements dans leur tentative de «sauvegarde et de maintien du système économique», commencent à donner des signes de lassitude. Les agences de notation, comme les structures de lutte contre la corruption et le blanchiment de capitaux ne sont pas en reste (Gafi) !!!
Le système social et économique est désormais dans une impasse ! Une voie sans issue mais à laquelle se raccrochent désespérément nos élites économiques désormais désignées sous le vocable incongru et saugrenu d’«hommes d’affaires» et les personnels politiques qui se renouvellent à l’identique.
Nos compatriotes croient à la probité et à la compétence sans jamais véritablement s’attarder sur les choix et orientations qui sont mis en œuvre. Conditionnés par de longues années de dépolitisation, ils en sont réduits à croire que l’économique ne serait qu’une affaire de technicité stricto-sensu. Beaucoup d’entre-eux ont fini par se convaincre qu’il n’y avait pas d’autre alternative que celle d’une purge dont bien entendu eux-mêmes ne feraient pas les frais. Purge ou austérité baptisée du nom théâtral et grandiloquent de «réformes structurelles». Demandez-donc aux Grecs ce qu’ils en pensent. À moins que dans un sursaut de lucidité (et qu’une nouvelle majorité politique ne survienne), les élites économiques et politiques ne prennent conscience qu’une autre voie est possible.
S’émanciper du clientélisme, du favoritisme et du népotisme
Une austérité certes, mais vertueuse, où l’Etat retrouve la plénitude de ses moyens et s’émancipe avec force et détermination mais aussi de manière radicale des turpitudes du clientélisme, du favoritisme et de toutes ces formes sous-terraines de népotisme. Un rêve pieux? Sans doute si l’on en juge par le jeu de chaises musicales aussi bien dans la sphère admistrato-publique, parapublique que politique.
On pourrait même sans exagérer parler de portes tournantes (passage du privé au public, recyclage de personnels écartés). Nous n’en avons sans doute pas fini avec ces arrangements et accommodements, pour le plus grand malheur de tous ceux qui attendent un réel changement.
Pourtant les solutions existent, même si parfois elles ne sont pas à portée de main, mais ayant fait leurs preuves sous d’autres cieux. Réduire considérablement la corruption nécessite de renforcer de manière significative le parquet financier et sa police spécialisée d’investigation. Réduire la prédation exige le renforcement des brigades d’intervention (mise sous séquestre, droit de réquisition). Réduire le déficit commercial suppose de geler les importations de produits devise-vores et de grand luxe. Réduire les sorties massives de devises suppose une autre politique de crédit bancaire plus sélective à l’importation comme à l’exportation.
Il ne s’agit pas de «recettes sur étagères» mais de choix de politiques publiques préalablement expliqués et négociés. Il en va de même s’agissant des déficits des entreprises publiques comme ceux des caisses de couverture sociale. Dans un souci d’équité réelle et de juste répartition des efforts, les salariés ne sauraient seuls porter ces réformes à leur terme.
Que dire du trop-plein de liquidités en circulation ! Là encore, l’interdiction de toute transaction en liquide, supérieure à un certain montant prédéterminé, et pour autant qu’elle soit explicitée par des campagnes de sensibilisation, aurait toutes les chances d’avoir des résultats significatifs.
Rien de tout cela n’a de chance d’émerger dans les mois à venir ! Les dites élites sont déjà en pré-campagne électorale et tout un chacun est juste préoccupé de fourbir ses armes !
«Bon appétit, messieurs ! Ô ministres intègres !» (Victor Hugo, ‘‘Ruy Blas’’).
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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