Après la «restauration» politique, certes partielle et sous des formes renouvelées mais en passe de réussir, la «restauration» économique est bel et bien l’enjeu majeur de la prochaine période en Tunisie, avec de vigoureuses résistances et d’âpres négociations.
Par Hedi Sraieb *
Une question cruciale qui semble avoir déjà son début de réponse. Un large spectre de formations politiques néoconservatrices, nationalistes, et ordo-libérales modernistes dominant le paysage politique, conforté par une population désemparée et déconcertée, résume à l’unisson la profonde crise sociale et économique, à l’énoncé de ses seuls symptômes : hausse des prix, dépréciation monétaire, faible croissance, déficit extérieur, déficit du budget et des caisses sociales. Mais ce ne sont là en réalité que des effets et non des causes d’un processus tendanciel entamé dès le lendemain de la révolution, qui ne cesse de se prolonger et s’amplifier !
Une crise qui s’éternise, des intérêts qui s’opposent
Enumérer des stigmates ne suffit pas à caractériser une situation de crise qui s’éternise. Les déficits, la hausse des prix, la dévaluation rampante, ne doivent rien à la fatalité.
Toutes ces manifestations sont la conséquence d’actions humaines, donc de forces sociales.
Les prix n’augmentent pas du fait d’une adversité incontrôlable mais bien de ceux qui peuvent agir sur eux. La dépréciation monétaire n’est pas non plus le fait d’une malédiction, mais résulte bien d’un excès de demandeurs de devises étrangères relativement aux rares demandeurs de la monnaie nationale.
Derrière chaque phénomène, il y a donc des forces sociales agissantes. La crise est par conséquent la résultante de comportements sociaux qui cherchent à préserver leurs intérêts, voire à tirer avantage d’une conjoncture troublée et incertaine.
Les 8 gouvernements qui se sont succédé n’explicitent jamais les vigoureuses et intenses dynamiques sociales qui sous-tendent cette crise qu’ils réduisent à des déterminismes abstraits et au caractère inexorable de leur persistance. Aussi font-ils appel aux mêmes notions désincarnées. Il y aurait des dérèglements, des dysfonctionnements et des déséquilibres qu’il suffirait de corriger là où en réalité se dissimulent de puissantes motivations et des intérêts pressants tout ce qu’il y a de plus humains.
Toucher à certains flux d’importation affecterait directement des groupes d’intérêt. Instaurer le gel des prix de certains produits remettrait en cause les espérances de revenus attendues de ces biens ou services. Il en va ainsi un peu partout.
Revenir au fondement de toute politique : l’arbitrage
En adoptant une approche dé-chosifiée et réincarnée qui met en scène non plus des abstractions générales mais des groupes sociaux en mouvement aux intérêts souvent opposés et aux attentes différentes, on retrouve le fil conducteur et le fondement de toute politique : l’arbitrage !
Si l’on admet un tant soit peu la véridicité de cette approche, de son reflet fidèle de ce qui se joue réellement, on comprend mieux les rares tentatives de passage en force, les mesures en demi-teinte, les manœuvres dilatoires, les temporisations, les volte-faces des différentes coalitions d’«Union Nationale»… mécontentements et troubles sociaux obligent.
Nul alors besoin d’avoir fait une grande école pour saisir la portée effective des actions menées par ces gouvernements que l’on peut en réalité qualifier de quelques épithètes: replâtrage, remodelage, rhabillage et ravalement de façade. En clair un lifting mais qui prend la forme mystifiante de la conduite de «réformes».
Bien sûr un relativisme absolu pourrait trouver ici où là quelques améliorations. Mais cela ferait oublier tous les manquements graves et cette sorte de conduire des affaires qui s’apparente bien plus à une gestion d’un existant qu’à la mise en œuvre d’un projet ambitieux et fédérateur qui oserait bousculer népotisme et corporatisme.
Les réformes des «faits-accomplis»
L’exemple de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne (UE) est édifiant à plus d’un égard. Les gouvernements comme nombre d’outsiders des formations dominantes acceptent la logique irréfutable de cet accord inéquitable et asymétrique : le libre-échange, la réciprocité, l’aide financière, la concurrence libre et non faussée mais tergiversent et hésitent face diverses opinions (groupes d’intérêts) pour le moins sceptiques et méfiantes voire hostiles.
À aucun moment ces «initiés» du dedans comme leur relais du dehors, et singulièrement «les frères ennemis» n’ont envisagé un accord d’une toute autre nature. Un accord de coopération, un accord de co-développement, qui inclurait d’autres dimensions autres que mercantiles et vénales, telles l’éducation, la santé, la culture, les énergies nouvelles, les bio-industries, l’agriculture bio et paysanne, le tourisme patrimonial.
Des réformes, qui plus est, affublées du qualificatif solennel et pompeux de «structurelles»! Ce ne sont en fait que des recettes réchauffées et déjà vues ailleurs sous d’autres cieux si l’on veut bien s’en donner la peine. Un fourre-tout de prétendues mesures censées se débarrasser des archaïsmes et transformer pour un mieux les dynamiques sociale et économique du pays.
Célébrées et louangées par ces élites dominantes, les réformes sont présentées dans le strict respect de l’intérêt général. Elles seraient consensuelles et équitables mais sans jamais dévoiler totalement les enjeux sous-jacents et les implications irréversibles.
Pour reprendre le langage de la pensée cynique les réformes sont des «faits à accomplir» qui se transforment en «faits-accomplis» pour le plus grand bonheur des uns et le plus grand malheur des autres.
La fuite en avant du changement dans la continuité
En effet, qui peut véritablement croire un seul instant que le Fonds monétaire international (FMI) pointilleux et irascible pourrait accepter des réformes qui échapperaient à l’orthodoxie austéritaire et à sa doxa libérale?
Majoritaires sont les formations politiques et leurs élites qui de manière glorifiée et exaltée, considèrent ces réformes comme décisives, incontournables, pour la reprise de la croissance. Des effets de ces réformes (non-dits) qui en creux permettraient le prolongement sine die de l’ordre économique et social existant, inchangé depuis des décennies, sauf bien entendu à la marge ! Des réformes parfaitement identifiées qui ont toutes en commun un objectif austéritaire de réduction de la dépense sociale, concomitamment à la «restauration» des conditions de la reprise de l’investissement privé (traduisez un horizon assaini des risques sociaux réduits, des espérances de gains rassérénées). Cela ne vous rappelle rien ?
«Réformes structurelles» de la caisse de compensation, des subventions publiques, des caisses sociales, du code du travail, des services publics marchands comme non-marchands ; toutes se parent et se fardent des attributs de la lutte contre les gaspillages, contre les pertes indues et déficits chroniques, contre l’excessive réglementation et les rigidités administratives.
Illustrons : la réforme des retraites s’oriente inexorablement vers un allongement de la durée de cotisation et de l’âge de départ à la retraite et donc par-là, à une réduction sensible des pensions de l’essentiel des couches moyennes salariées. On notera sans surprise, qu’il n’est jamais fait allusion aux cotisations dues mais non recouvrées, aux emplois non déclarés et à toutes sortes d’exonération, de dégrèvement voire même d’abandon de créances de cotisations sociales.
Des réformes douloureuses s’aventurent à dire les plus courageux ! Mais alors pour qui ?
Le renouvellement du modèle économique du «bon élève»
Les formations dominantes sont acquises à cette logique de fuite en avant, de changement dans la continuité. Après la «restauration» politique, certes partielle et sous des formes renouvelées mais en passe de réussir, la «restauration» économique est bel et bien l’enjeu majeur de la prochaine période. Une nouvelle coalition sortant des urnes, dont on peut supputer les contours (désaccords sociétaux, consensus économique), va sans équivoque ni état d’âme accepter de se conformer au sacro-saint jingle pavlovien : «Argent-contre-Réforme». Une voie qui sera poursuivie en dépit des résistances attendues, mais clé de voûte du rajeunissement et du renouvellement du modèle économique du «bon élève».
Il va sans dire que rien n’est, tout à fait, joué d’avance. Toutes ces réformes vont faire l’objet d’âpres négociations et dont l’issue ne se présentera comme un jeu à somme nulle, mais bien sous la forme d’un compromis entre divers intérêts issus de rapports de forces.
Qu’on se le dise donc : la seule présence d’une forte et cohérente opposition aurait l’avantage de freiner les ardeurs ordo-libérales et austéritaires de la nouvelle coalition au pouvoir. Ainsi et pour paraphraser Machiavel : «En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal».
A bon entendeur !
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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