Tunisie : la dérive autoritaire de Kaïs Saïed

Nous reproduisons ci-dessus la traduction de l’éditorial d’El Pais, le journal de référence espagnol, intitulé ‘‘Une dictature sans fard’’, sur la situation politique en Tunisie. Il va sans dire que les opinions exprimées ci-dessous, très indulgentes à l’égard du mouvement islamiste Ennahdha et de son président Rached Ghannouchi, n’engagent pas Kapitalis ni le traducteur de l’article, comme tous les articles publiés dans la rubrique « Tribune ».

La Tunisie fut l’ultime espérance des révoltes démocratiques arabes frustrées de 2011, mais cela fait un bon bout de temps déjà que ce pays a réintégré de plain-pied le camp des dictatures arabes, qui emprisonnent, mènent en procès truqués tous ceux qui osent s‘opposer à elles, suspendent l’activité des partis dérangeants, imposent des restrictions aux libertés publiques, et convertissent les institutions en une espèce de théâtre des marionnettes exclusivement manipulées, comme en Tunisie, par le seul dictateur Kaïs Saïed. L’arrestation et la détention la semaine dernière de Rached Ghannouchi âgé de 80 ans, fondateur et président du mouvement islamiste Ennahdha et ex-président de l’Assemblée, a constitué la réponse de Saïed à la profonde crise politique et économique dans laquelle se débat le pays et sa propre autorité en tant que magistrat suprême, en particulier à la suite de l’échec cuisant qu’ont signifié les élections législatives du mois de février, les premières tenues depuis la promulgation de la nouvelle Constitution, où 10% des inscrits seulement ont pris la direction des bureaux de vote.

Une vague de répression

La détention de Ghannouchi a constitué un moment fort de la vague de répression qui a frappé les journalistes, les magistrats, les personnalités politiques et les hommes d’affaires, toutes tendances idéologiques confondues. Au dirigeant islamiste, on a imputé le délit d’incitation à la violence. En cause, des déclarations où il mettait précisément en garde Saïed contre l’exclusion de la gauche, de l’islam politique et de toute autre forme d’opposition politique, susceptible, selon lui, de faire courir au pays le danger de le conduire vers «un projet de guerre civile».

Au cours de l’expérience – morte et enterrée déjà – de la transition démocratique tunisienne, le parti Ennahdha d’obédience islamiste s’est distingué, au cours des péripéties de l’exercice du pouvoir, comme un parti de gouvernement, tant par son attachement aux valeurs de la Constitution que par son respect des institutions démocratiques, et, de toutes les formations politiques islamistes connues de la région, il est le seul à paraître comme le plus proche du modèle représenté par les partis démocrates-chrétiens européens.

Mais ceci ne doit pas nous faire oublier de rappeler que Ghannouchi aussi bien que la puissante centrale syndicale UGTT n’ont pas lésiné sur le soutien apporté au candidat Saïed lors des présidentielles de 2019.

Assemblée sans aucune légitimité

Pour l’obscur professeur de droit constitutionnel, dépourvu qu’il était de parti, et prônant des idées antipolitiques, l’occasion était trop belle pour ne pas tirer profit des difficultés économiques et de la division du pays, afin d’accéder au pouvoir en 2019, et ourdir consécutivement un coup d’État constitutionnel, en poussant le chef du gouvernement à la démission, en limogeant le gouvernement, en prononçant la dissolution de l’Assemblée, en plaçant la totalité du pouvoir judiciaire sous son contrôle direct, en réformant la Constitution selon son bon vouloir, en gouvernant à coup de décret en l’absence de tout contrôle parlementaire, et en couronnant sa désastreuse dérive autoritaire par l’élection, au mois de février dernier, d’une nouvelle Assemblée sans aucune légitimité, puisque 90% des électeurs, répondant à l’appel au boycott lancé par l’opposition, ont choisi de bouder les urnes.

Néanmoins les hommes politiques ne constituaient pas les seules et uniques victimes expiatoires sacrifiées par le dictateur pour détourner l’attention de sa présidence chaotique, il s’est également saisi du thème du mythe suprémaciste du «grand remplacement» démographique de la «race blanche» par les migrants de couleur, pour dénoncer une soi-disant conspiration internationale visant à gommer l’identité arabe et musulmane de la Tunisie et à la diluer dans un continuum africain.

Les déclarations racistes du président Saïed qui ont déclenché une vague xénophobe sans précédent dans le pays, licenciements massifs de migrants africains, expulsions de leur logement, arrestations arbitraires et violents incidents contre les le citoyens subsahariens en transit ou résidents sur le territoire tunisien, n’ont pas seulement soulevé un torrent de condamnations de la part de l’Union africaine ou des nombreuses institutions et organismes de défense des droits de l’homme, mais lui ont valu également les applaudissements encourageants d’Eric Zemmour, l’apôtre français de la théorie conspiratrice du «Grand remplacement» et candidat de l’extrême-droite xénophobe et antimusulmane à la présidence française. *

Courtesy by Elpais, 24 avril 2023.

Traduit de l’espagnol par Abdellatif Ben Salem

* Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Kapitalis.

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