Ce qui est arrivé à plusieurs pays endettés pourrait arriver aussi à la Tunisie, qui a déjà vécu cette terrible expérience en 1881, avec l’instauration de la colonisation française, sous couvert de «protectorat». Cet article donne une idée sur les conséquences du surendettement et, son corollaire, le paiement de la dette par des crédits octroyés par les instances financières internationales. Le but est de souligner une idée simple et que les Tunisiens doivent s’approprier, à savoir que seule la reprise de l’économie peut nous sortir du marasme dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Et que l’auto-mensonge dans lequel le président Kaïs Saïed ne cesse d’enfermer le pays pourrait avoir de bien graves conséquences…
Par Habid Glenza
Au cœur de l’actualité dans les pays du sud depuis le début des années1980, la dette a fait irruption au nord à la fin des années 2000. La Grèce a été le premier pays de la zone euro à subir de plein fouet les conséquences dramatiques d’un modèle économique peu viable dont la dette est l’un des centres nerveux.
Aujourd’hui, l’économie de la plupart des pays et les conditions de vie de la majorité des êtres humains sont conditionnées par cette dette qui est l’un des plus puissants outils de domination qui soient. Ce mécanisme très subtil est à l’œuvre depuis bien longtemps et il n’est pas possible d’apporter une solution juste au problème de la dette qu’en connaissant parfaitement ses ressorts.
Une nouvelle forme de colonisation
Les créanciers, qu’ils soient de puissants États, des organismes multilatéraux ou des banques au service de ceux-ci, ont parfaitement su manœuvrer pour imposer leur volonté aux débiteurs. Dès la première moitié du XIXe siècle, un pays comme Haïti a servi de laboratoire. Première république noire indépendante, l’île s’est libérée du joug de la France en 1804. Mais Paris n’a pas pour autant abandonné ses prétentions sur elle, en obtenant une indemnisation royale pour les esclavagistes : les accords signés en 1825 avec les nouveaux dirigeants haïtiens ont instauré une dette de l’indépendance monumentale que le pays ne pouvait plus rembourser dès 1828 et dont il a mis en fait un siècle à s’acquitter, rendant impossible toute forme de développement acceptable pour la population.
La dette a aussi été utilisée pour asservir la Tunisie à la France en 1881 ou l’Égypte au Royaume-Uni en 1882 car les puissances créancières ont usé de la dette impayée pour soumettre ces pays jusque-là souverains.
De même, la Grèce est née dans les années 1830 avec le boulet d’une dette qui l’enchaînait au Royaume-Uni, à la France et à la Russie.
L’île de Terre-Neuve, devenue en 1855 le premier dominion autonome de l’Empire britannique, bien avant le Canada ou l’Australie, a renoncé à son indépendance après la grave crise économique de 1933 pour faire face à ses obligations et a finalement été rattachée en 1949 au Canada qui acceptait de reprendre 90% de la dette.
Le processus s’est reproduit après la Seconde Guerre mondiale, quand les pays d’Amérique latine avaient besoin de capitaux pour financer leur développement et quand les pays asiatiques d’abord, puis africains au virage des années 1960, ont accédé à l’indépendance.
La dette a donc constitué l’instrument majeur pour imposer des politiques néocoloniales.
Trois grands acteurs ont incité ces pays à s’endetter en les appâtant avec des taux relativement bas : les grandes banques occidentales qui regorgeaient de liquidités, les pays du nord qui voulaient relancer leur économie en crise après le choc pétrolier de 1973 et la Banque mondiale dans le but de renforcer la zone d’influence géopolitique des États-Unis et de ne pas se laisser marginaliser par les banques privées.
À la fin 1979, les États-Unis ont décidé d’augmenter leurs taux d’intérêt, ce qui a eu des répercussions sur les taux au sud qui étaient variables et ont eux aussi fortement augmenté. Couplée à une baisse des cours des matières premières exportées par les pays du sud (pétrole, café, cacao, coton, sucre, minerais…), cette hausse des taux a refermé le piège.
En août 1982, le Mexique et d’autres pays ont annoncé qu’ils n’étaient plus en mesure de rembourser. C’est là qu’est intervenu le Fonds monétaire international (FMI), qui, à la demande des banques créancières, a prêté aux pays en difficulté, au taux fort, à la double condition qu’ils poursuivent le remboursement aux banques et qu’ils mènent la politique décidée par ses experts : abandon des subventions aux produits et services de première nécessité, réduction des dépenses publiques, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêt élevés pour attirer les capitaux étrangers, production agricole tournée vers l’exportation, ouverture totale des marchés par la suppression des barrières douanières, libéralisation de l’économie avec abandon du contrôle des mouvements de capitaux et suppression du contrôle des changes, fiscalité aggravant les inégalités avec hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et préservation des revenus du capital, privatisations des entreprises publiques rentables…
C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle forme de colonisation : même plus besoin d’entretenir une administration et une armée coloniale sur place, le mécanisme de la dette s’est chargé de prélever les richesses produites et de les diriger vers les créanciers.
Créanciers sauvés, démocratie piétinée
La crise qui a éclaté en 2007-2008 a permis d’appliquer la même stratégie à l’intérieur des frontières de l’Europe. Les peuples européens ont été conditionnés pour accepter des mesures qui n’auraient jamais pu être adoptées dans des circonstances normales.
En octobre 2008, la Hongrie a été le premier pays européen frappé par la crise. Les bailleurs de fonds ont décidé de lui prêter 20 milliards d’euros en échange d’une hausse de la TVA, du gel du salaire des fonctionnaires, de coupes dans les prestations sociales.
En novembre 2008, l’Ukraine est tombée à son tour dans la nasse du FMI et, en échange d’un prêt de 16,4 milliards de dollars, le parlement de Kiev a adopté un plan draconien de privatisations et de coupes budgétaires, notamment en baissant les allocations versées aux «nettoyeurs» intervenus en urgence sur le site de Tchernobyl lors de la catastrophe nucléaire de 1986.
En mars 2009, la Roumanie a négocié un plan d’aide de 20 milliards d’euros, avec comme contreparties la baisse de 25% des salaires des fonctionnaires, la hausse de la TVA et la suppression de 100 000 postes de fonctionnaires.
En avril 2010, l’Union européenne et le FMI ont poussé la Grèce, fortement secouée par la crise provoquée par les banques qui avaient généré une bulle du crédit privé, à signer un prêt de 110 milliards d’euros. Ce prêt a servi à rembourser les grandes banques, essentiellement françaises et allemandes, qui étaient embourbées en Grèce et craignaient de ne pas revoir leur argent. Le pays a donc payé cher pour permettre aux banques privées de s’en retirer sans encombre. Dans le même temps, plusieurs plans d’austérité très durs ont été adoptés sous la pression des créanciers et, malgré l’espoir suscité par l’arrivée au pouvoir de Syriza et de son leader Alexis Tsipras, la Grèce est toujours totalement soumise aux diktats imposés par la «Troïka» (FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne), qui est le véritable pilote de l’économie grecque. Les prêts consentis au pays à partir de 2010 ne cherchaient en rien à servir les intérêts de la population hellène, bien au contraire, puisque les plans d’austérité mis en place ont comporté de multiples violations des droits garantis par plusieurs traités internationaux
En septembre 2008 puis en novembre 2010, l’Irlande a vacillé car les investissements de ses banques dans le secteur de l’immobilier se sont révélés catastrophiques. Elle a alors dû nationaliser l’Anglo Irish Bank, dont les pertes de 34 milliards d’euros en 2010 ont provoqué un déficit record de 32% du produit intérieur brut (PIB). Le FMI et l’UE lui ont alors imposé plusieurs plans d’austérité : assiette de l’impôt sur le revenu plus large, suppression de 25 000 postes de fonctionnaires, baisse du salaire minimum, hausse de la TVA, baisse jusqu’à 15% du salaire des fonctionnaires, relèvement de l’âge de départ à la retraite (de 65 à 66 ans en 2010, puis 68 ans en 2018)… Mais l’Irlande n’a pas touché à son impôt sur les sociétés, ultra-compétitif avec un taux de 12,5 %!
En avril 2011, ce fut au tour du Portugal de faire appel au FMI et à l’UE. Le mois suivant, un prêt de 78 milliards d’euros était octroyé et le FMI a exigé des principaux partis qu’ils s’engagent par avance à appliquer les mesures de rigueur qu’il voulait, afin que son plan ne soit pas remis en cause par les élections anticipées à venir. Créanciers sauvés, démocratie piétinée…
Les pays de la périphérie de la zone euro ne sont pas les seuls touchés. En France, le cas des prêts «toxiques» est éclairant. Pendant des années, les banques ont proposé à des emprunteurs publics locaux (collectivités territoriales, hôpitaux, offices HLM…) des prêts à taux réduits et fixes pendant une courte période, puis indexés sur des indicateurs qui peuvent être extrêmement volatils, notamment l’écart de parité entre l’euro et le franc suisse. La crise a fait se déprécier l’euro face à la monnaie helvétique et les taux ont explosé, pouvant dépasser le taux exorbitant de 30%. Selon une commission d’enquête parlementaire, 5 000 collectivités sont concernées, dont 1 800 communes de moins de 10 000 habitants, démarchées en majorité par la banque Dexia. Les montants concernés à l’échelle de la France sont colossaux : 18,8 milliards d’euros pour l’encours des emprunts à risque, dont 13,6 pour les seules collectivités territoriales, allant jusqu’à les priver de leur autonomie et de leur souveraineté.
Les populations subissent donc de plein fouet les conséquences du remboursement d’une dette illégitime contractée auprès des banques qui sont responsables de la crise initiée en 2007-2008. Mais elles sont parfois également concernées à titre individuel.
Par exemple, en Espagne, entre 2008 et mi-2015, plus de 400 000 ordres d’expulsion de logement ont été pris à l’encontre de familles qui n’arrivaient plus à rembourser leurs dettes hypothécaires. Un mouvement important contre ces expulsions s’est développé depuis 2010 et Ada Colau, récemment élue maire de Barcelone, est connue comme animatrice du mouvement qui s’est opposé aux expulsions forcées et a organisé de multiples actions d’occupation des banques.
Au Royaume-Uni, les étudiants britanniques paient l’éducation supérieure publique la plus chère du monde industrialisé. Une année d’étude coûte en général plus de 11 000 euros et les dettes des étudiants sont très importantes. De même, aux États-Unis, la dette réclamée aux étudiants représente plus de 1 000 milliards de dollars et, depuis l’éclatement de la crise, plus de 14 millions de familles ont été expulsées de leur logement, dont au moins 500 000 de manière illégale.
Tout cela pour dire qu’une dette est toujours payée par celui qui la contracte et qui peine à la payer et que, dans tous les cas, les créanciers sont toujours remboursés aux meilleurs taux possibles. Et qu’un peuple qui n’assimile pas cette simple équation et qui n’en tire pas de bonnes leçons finit par durement le regretter. Comment éviter cette descente en enfer ? L’humanité n’a pas inventé de solution miracle: d’un côté, réduire ses besoins et maîtriser ses dépenses, et de l’autre, travailler, produire, vendre et capitaliser sur l’effort.
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