Le parti Ennahdha, au pouvoir depuis 2012, n’apprend pas de des échecs de sa gouvernance économique. Son «Projet de Gouvernance Contractuelle 2019-2024» met au grand jour l’incompétence des économistes du parti et multiplie les incohérences entre politiques économiques, politiques budgétaires et politiques monétaires.
Par Moktar Lamari, Ph.D *
Le 28 octobre, le parti Ennahdha a mis en ligne son Projet de Gouvernance contractuelle (PGC) pour la législature 2019-2024. Arrivé premier en nombre de sièges au parlement, ce parti est appelé à constituer un gouvernement de coalition; et pour ce faire le PGC constitue sa plateforme de ralliement et de convergence pour assoir totalement son emprise sur le pouvoir exécutif.
Un document verbeux truffé de néologismes anglo-saxons
Le PGC, publié en arabe uniquement, énonce dans 20 pages et moins de 3200 mots, cinq axes d’interventions. Le tout agrémenté par de mots-clefs accrocheurs, de néologismes anglo-saxons et d’aphorismes génériques visant notamment à séduire les acteurs économiques, mobiliser l’adhésion des partis politiques et neutraliser les critiques des médias.
Mais, contre toute attente, le PGC ne comporte aucun objectif quantifiable à atteindre pour ses 5 axes retenus. Seulement 6 chiffres se disputent en solo, dans l’ensemble de l’herméneutique verbeuse contenue dans les 3200 mots du document. Il faut dire que le PGC trébuche sur le détail! Élaboré de manière expéditive, ce document fait fi des us et coutumes régissant les normes propres à l’élaboration et l’édition de ce genre de document officiel de gouvernance quinquennale et arrivant au début de législature.
Le PGC passe sous silence les sources de financement des mesures envisagées. Il ne dit rien non plus sur les instruments de mise en œuvre des réformes attendues depuis plusieurs années. Pour plusieurs raisons, le document laisse les observateurs et acteurs de la scène économique en Tunisie sur leur faim.
Et pour cause, l’état de déchéance dans lequel est plongée l’économie, ajouté au fait que le parti religieux Ennahdha a été au pouvoir, avec au moins 10 ministres, dans chacun des 9 gouvernements ayant gouverné depuis 2012, amène certains à se demander s’il s’agissait d’un véritable new deal, capable de réformer et de relancer l’économie, en valorisant les erreurs du passé, ou simplement un pamphlet prônant le business as usual, et qui ajoute toujours plus de ce qui n’a pas marché en matière économique depuis 2011 ?
Les cinq aberrations et inepties
Une lecture approfondie du PGC permet de constater au moins cinq aberrations et inepties indignes des ambitions affichées par la Tunisie d’aujourd’hui, 9 ans après la Révolte du Jasmin.
1- Un discours aliéné par le «wish thinking»
Mais avant d’aller plus loin, soulignons que le document ne reprend pas le concept économique de la «valeur ajoutée», répété en boucle par Rached Gannouchi et par Abdelfattah Mourou, durant les 8 semaines des campagnes électorales présidentielles et législatives. Tout porte à croire que le concept de la «valeur ajoutée», adulé il y a moins d’un mois, est tombé subitement en disgrâce, n’ayant probablement pas séduit les électeurs et ayant amené les stratèges du parti le virer de bord. Une réalité qui en dit long sur l’absence de ligne de pensée économique stable, cohérente et fiable, au sein du parti Ennahdha.
Aussi, le document ne fait pas de lecture objective des enjeux économiques, budgétaires et monétaires de la Tunisie de 2019. Rien n’est dit sur le taux de croissance visé, sur la création d’emplois anticipée, sur la réduction de la dette programmée, sur la réduction des déficits budgétaires et commerciaux, sur la politique monétaire. Tout cela est évacué du revers de la main, comme si les outils économétriques ne permettent pas de faire ces estimations et de camper ces anticipations rationnellement avec rigueur, pour rassurer les acteurs économiques et crédibiliser la rhétorique du document.
À vrai dire, ce document n’est rien d’autre qu’un pamphlet, un document de vœux pieux véhiculés et implorés par un fatalisme fondé sur «wish thinking». Et cela est indigne d’un parti et un establishment politiques qui veulent gouverner et relancer l’économie pour les 5 prochaines années, avec plein pouvoir sur les rouages de l’exécutif en Tunisie.
Sans exagération aucune, on est porté à dire que le parti Ennahdha n’apprend pas de ses échecs en gouvernance économique. Et ici, le parti et ses leaders ne veulent pour rien au monde reconnaître leur responsabilité dans la débâcle économique infligée à la Tunisie. Une débâcle qui a fait chuter le PIB tunisien de presque 20% en dollars constants entre 2009 et 2019. Une débâcle qui a fait décrocher la compétitivité de l’économie relativement à des pays comparables en 2011; des pays ayant affiché récemment des taux de croissance économique supérieurs à 5% (Sénégal, Maroc, Rwanda, etc.).
Les stratégistes, conseillers et économistes d’Ennahdha ferment les yeux sur les défis et urgences de la situation actuelle : une inflation galopante (7%), une chute du pouvoir d’achat (40% depuis 2014), un chômage ravageur dans les régions intérieures (40 à 45%), une dette asphyxiante (78% du PIB), une fonction publique pléthorique, improductive et proie à la corruption, une croissance mise à plat, un dinar étiolé de 60% de sa valeur depuis 2016.
Le PGC ne dit rien non plus sur les instruments de politique économique devant pouvoir relancer la croissance, fouetter la productivité, assainir les finances publiques et sortir la politique monétaire de ses errements et complicités criminelles avec les intérêts stratégiques des lobbys et bailleurs de fonds internationaux.
Un document qui met au grand jour l’improvisation, dévoile l’incompétence des économistes du parti et multiplie les incohérences entre politiques économiques, politiques budgétaires et politiques monétaires.
Le PGC est irréaliste dans ses promesses et «vœux» exprimés, comme si le gouvernement à venir peut gouverner sans réformer rapidement, sans réduire drastiquement la taille de l’État et sans relancer notablement l’investissement.
Irresponsables dans leurs annonces, les auteurs du PGC interrogés dans les médias font croire qu’il suffit d’implorer l’optimiste et multiplier «les inchallah» pour que l’argent «tombe du ciel», comme par magie, et se mette à financer sans compter les ambitions et promesses tenues lors des récentes élections.
2- Plus de dépenses, et rien sur leurs sources de financement
Le PGC annonce une cinquantaine de mesures allant de la numérisation de l’administration, jusqu’à la surveillance par caméras dernier-cri pour les ports et rues dans les villes et villages, passant par de nouvelles indemnités de subsistance et d’hébergement pour les élèves de tous les niveaux d’enseignement scolaire.
Aucune évaluation n’est faite pour mesurer les coûts budgétaires de ces actions envisagées, et surtout pour savoir comment les financer. Comme si le budget de l’État est élastique, et en mesure de trouver subitement des ressources propres, sans créer des taxes additionnelles ou faire recours à la «mendicité» internationale.
Les auteurs du PGC font appel à la pensée magique pour faire passer plusieurs non-dits et dont les principaux portent sur le recours à la dette pour financer le quart du Budget 2020. Et tout indique que le parti Ennahdha ne s’embarrasse pas avec la dette et compte augmenter encore les déficits budgétaires financés par l’endettement, puisque les contribuables sont déjà surtaxés et surimposés. La pression fiscale en Tunisie et l’une des plus fortes au monde avec 23% du PIB.
3- Blackout sur les réformes majeures
Le document n’aborde pas les réformes majeures attendues par les préteurs internationaux et dont les plus importants visent :
i) la réduction de la taille de l’État, par une atrophie rapide des effectifs pour les passer de presque 800.000 fonctionnaires actuellement à seulement 600.000;
ii) la privatisation des sociétés d’État déficitaires et opérant sur des marchés concurrentiels ou quasi-concurrentiels;
iii) le gel de la masse salariale, et ce pour donner plus de marges de manœuvre budgétaire pour investir davantage dans la création d’infrastructures publiques, pour inciter les investissements privés ou encore pour mieux lutter contre la paupérisation rampante;
iv) la réduction des déficits commerciaux et des importations illicites impliquant notamment des réseaux de contrebandiers connus et un secteur informel diffus et grandissant au vu et au su des partis au pouvoir;
v) la relance de la productivité et la compétitivité, notamment par l’innovation et la productivité du travail;
vi) l’harmonisation et la mise à jour de la fiscalité des entreprises et des ménages.
Dans la même veine, le PGC ne dit rien sur les engagements pris par la Tunisie auprès du FMI et de la Banque mondiale. Il passe sous silence les diktats que ces institutions imposent à la Tunisie, comme préalables à l’accès aux crédits internationaux. À l’évidence, le parti Ennahdha ne veut pas toucher aux sujets qui fâchent et ne se gênent pas de cacher la vérité aux Tunisiens et Tunisiennes.
4- Un manque de vision patent… un «autisme» périlleux pour l’économie
Avec le PGC, dans sa version actuelle, c’est vraiment mal parti pour un parti déjà critiqué pour sa mal-gouvernance de l’économie. Le PGC n’explicite pas sa vision de court et moyen terme pour la Tunisie. Il n’expose pas ses anticipations et ne présente pas ses scénarios simulés des évolutions prévues pour la situation économique à venir.
Préférant l’opacité à la transparence, le PGC ne se mouille pas pour traiter des arbitrages requis relativement à des enjeux aussi brûlants que ceux i) de la création de l’emploi (combien, quand, comment, etc.); ii) de la réduction du fardeau fiscal (combien pour les entreprises, combien pour les ménages, etc.); et iii) des options pour briser le cercle vicieux de la dette, alors que le pays est désormais obligé de s’endetter pour payer les salaires des fonctionnaires, au lieu d’allouer ces prêts exclusivement à l’investissement rentable.
Versant dans le populisme, le PGC annonce la création d’un fonds Zakat, soit un impôt additionnel, déguisé en source de financement philanthropique, et qui ne fera qu’éroder le pouvoir d’achat des consommateurs, au lieu de mettre plus d’argent frais dans la poche du contribuable en engageant rapidement une baisse d’impôt, le tout compensé par des économies substantielles associées à une réduction drastique des sureffectifs de fonctionnaires.
La femme (rurale et urbaine) et la famille (monoparentale ou biparentale) ne trouvent dans ce PGC aucun incitatif ou subvention les ciblant particulièrement pour atténuer leur précarité grandissante et reconnaître leur rôle crucial dans la création des richesses et la reproduction des valeurs cohésives et génératrices de la richesse collective par l’acharnement productif.
Le PGC fait comme si la Tunisie n’est pas une économie gangrenée par le marché informel et les réseaux mafieux de contrebande, injustement tolérés par les divers gouvernements au pouvoir depuis 2011.
La politique d’austérité monétaire et l’acharnement monétariste initié par la Banque centrale sont aussi occultés. Et le PGC ne les aborde même pas pour exiger une évaluation scientifique des méfaits des hausses successives du taux directeur sur l’inflation. Alors que plusieurs études disponibles montrent que le taux directeur n’arrive plus à contenir totalement l’inflation, et ce pour incohérence et inefficacité dans les mécanismes de transmission des politiques monétaires sur l’inflation.
5- Entre fuite en avant et «délire a-économique»
Dans sa vingtaine de pages, le PGC n’apporte aucune démonstration fiable et démontrable sur les impacts attendus de ses cinq axes d’interventions prévues. Rien n’est mesuré comme impact sur la performance économique, sur la création de l’emploi et sur la restauration des équilibres macroéconomiques. Pire encore, certaines mesures et interventions se fixent des objectifs qui sortent des délais de la législature 2019-2024. Un vrai abus de l’ignorance des électeurs et citoyens.
Une fuite en avant qui en dit long sur le manque de rigueur et qui démontre jour après jour le déficit éthique incarné par les initiateurs et concepteurs du PGC. L’année 2025 est, par exemple retenue comme année butoir pour réaliser une mesure visant la réduction de la masse salariale et une autre visant la valorisation des diplomations universitaires. L’année 2035 est aussi évoquée comme horizon lié à une mesure visant la gouvernance de la fonction publique.
Comme trop ce n’est pas assez! Le PGC est loin d’être un new deal innovant et mobilisateur. Il est simplement un pamphlet qui fait plus de ce qui n’a pas fonctionné durant les 9 dernières années, et qui a ruiné l’économie tunisienne. Le PGC incarne le business as usual, une stratégie économique propre aux partis ayant gouverné la Tunisie depuis 2011.
Il est temps de mettre fin à de telles aberrations et inepties des partis au pouvoir en Tunisie.
* Universitaire au Canada.
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