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Après la mal-gouvernance, la Tunisie risque-t-elle l’ingouvernance ?

Centre de dépouillement des votes (Isie).

Au vu des résultats des législatives du 6 octobre 2019, le pire scénario à craindre avec un parlement balkanisé est celui de voir la démocratie tunisienne se tourner contre elle-même, et ce par l’incapacité de ses députés et élites politiques à coordonner la gouvernance de l’État et à agir efficacement pour l’intérêt commun.

Par Moktar Lamari, Samir Trabelsi et Najah Attig *

En Tunisie, le 6 octobre 2019, les élections législatives ont bel et bien eu lieu, dans des conditions de transparence et de participation acceptables. Dieu merci! Mais, les premières estimations des résultats du vote indiquent que le prochain parlement sera un melting-pot très fragmenté, avec une vingtaine de partis et de listes représentées. Le nombre de formations politiques lilliputiennes s’est multiplié de façon inquiétante, émiettant le pouvoir et étiolant les chances de consensus dans la prise de décision.

Alors qu’aucun des partis élus ne dispose plus d’une quarantaine de députés (sur un total de 217), il faudrait une coalition totalisant au moins 109 députés pour constituer un gouvernement. En clair, cela exigerait la coalition d’au moins 6 partis pour constituer le prochain gouvernement. Et ici, «rien n’est moins sûr que l’incertain».

Dans le contexte d’un émiettement du pouvoir des partis représentés et l’effritement de leurs corpus idéologiques, la législature 2019-2024 risque d’être imprévisible, et surtout incapable d’accoucher d’un gouvernement stable, cohérent et capable d’agir illico presto en faveur des réformes urgentes et des changements fort attendus par les électeurs, par les partenaires internationaux et par les acteurs économiques.

De quoi s’agit-il et quels sont les risques économiques inhérents à l’instabilité et à l’incohérence d’un gouvernement très politisé et très divisé?

La démocratie contre elle-même ?

L’ingouvernance qui pointe le nez au sein du parlement tunisien serait avant tout une situation poussée à l’extrême du credo mis de l’avant par la constitution de 2014. Les partis politiques ayant gouverné et écrit la constitution (gouvernement de 2012, dit gouvernement de la Troïka) voulaient qu’aucun parti ne puisse gouverner seul. Ils pensaient bien faire! Résultat : pour gouverner, ce credo imposait de facto le passage par des coalitions, par des tractations tacites, voire même par des collusions contre-nature. Avec toujours plus de pouvoir pour les élites politiques, mais avec toujours moins de retombées bénéfiques devant renforcer une démocratie prospère et durable.

Une situation pas vraiment nouvelle dans le monde où des démocraties nouvelles se sont libérées des jougs de la dictature pour, une fois au pouvoir, finir par succomber à leurs vieux démons.

Ce n’est pas par hasard, le scrutin législatif du 6 octobre a sonné comme un vote-sanction visant les grands partis qui ont mal gouverné l’économie depuis 2012. Pire encore, le scrutin a remis en selle un parti voulant reprendre l’héritage du parti autocratique de feu Ben Ali, chassé du pouvoir en 2011 par une révolution sanglante.

Ce n’est pas par hasard, c’est un vote, qui dans une certaine mesure, fait un appel du pied aux forces conservatrices d’antan pour revenir au gouvernement afin de mettre fin à la mal-gouvernance menée par les partis au pouvoir depuis 2012.

La sanction ayant visé de grands partis et l’émergence de nouveaux partis «outsiders» en disent long sur l’insatisfaction populaire de la gouvernance des dossiers économiques et les tensions latentes qui traversent le pays d’est en ouest et du nord au sud.

Ce n’est pas par hasard. La débâcle économique de la Tunisie post 2011 risque de se creuser. Surtout que plusieurs indicateurs sont au rouge : avec une économie en panne de croissance, un chômage mirobolant chez les jeunes (35 à 40%), une dette publique étouffante (77% du PIB) , une érosion du pouvoir d’achat (divisé par deux), des déficits qui s’accumulent sans cesse, et un dinar moribond, ayant perdu plus de 70% de sa valeur face au dollar US.

Quels sont les risques économiques de l’ingouvernance ?

L’examen de la composition du parlement et la balkanisation des formations politiques représentées sont porteurs de mauvaises nouvelles pour les acteurs économiques et les variables macro-économiques en général. Au moins sept risques sont anticipés et sont aussi ravageurs les uns que les autres.

1- Instabilité. Les prochaines semaines, les acteurs économiques risquent d’assister passivement aux atermoiements, aux logrollings politiques (tractation et marchandages) et autres tiraillements amenant forcément à l’instabilité du gouvernement et à l’incohérence de ses choix économiques. Satisfaire autant de partis et les faire travailler main dans la main de façon cohérente et concertée ne sera pas une mince affaire. Les tensions sont déjà palpables et la coordination entre autant de formations politiques sera difficile, à moins que le président abrège la durée de vie de cette législature en temps et lieu (après mars 2020). Entre temps, tous vont rester les bras croisés, dans une posture wait and see!

2- Méfiance internationale. Le contexte qui s’annonce peut compliquer des discussions déjà difficiles avec le FMI et autres bailleurs de fonds internationaux. Certaines promesses prônées lors de la campagne électorale ajoutent aux risques, n’étant pas facilement finançables et encore moins réalistes pour un budget public déjà en souffrance. Beaucoup de formations politiques élues, et affichant la volonté de remettre en question des ententes de collaboration internationale, auront des impacts certains sur les finances publiques et sur la crédibilité de la Tunisie. De telles frictions peuvent amener plus d’austérité et surtout plus de distorsions entre les politiques monétaires (imposées par le FMI notamment) d’un côté et les politiques fiscales de l’autre.

3- Blocage des réformes. L’ingouvernance et les tensions entre les principales formations politiques représentées au parlement ne peuvent que favoriser le statu quo des dossiers sensibles et peut-être même le blocage des réformes économiques jugées de facto douloureuses : attrition des effectifs de la fonction publique, privation des sociétés d’État, flexibilité monétaire, désinstitutionnalisation de nombreux services publics… Et les champs de mésentente sont nombreux. De telles situations réduisent les décisions gouvernementales à leurs plus petits dénominateurs communs.

4- Tensions sociales. Les tergiversations, les clivages et les désaccords liés à la constitution d’un gouvernement proactif et efficace ne peuvent qu’intensifier les tensions latentes déjà présentes, qui coûtent cher à l’économie et aux populations en chômage ou en attente de plus de soutien public pour parer au plus pressant des dépenses et accès aux services publics. On craint le retour des grèves et blocages (d’usines, de routes, des mines d’extraction de ressources naturelles) tant et aussi longtemps que les tractations pour constituer un gouvernement perdurent. Les risques terroristes peuvent s’amplifier et prendre du poil de la bête pour les prochains mois, au grand regret des acteurs économiques, notamment ceux opérant dans le tourisme et services liés.

5- Repli des investisseurs. Le contexte d’incertitude politique et les risques d’instabilité des choix stratégiques, des incitatifs fiscaux et des garanties procurés aux investisseurs peuvent envoyer un mauvais message aux investissements privés, nationaux et internationaux. L’ingouvernance et les instabilités liées sont de nature à faire reculer les intentions d’investissement et de création d’entreprises et donc de l’emploi productif.

6- Incohérence. La situation d’instabilité des coalitions et de fragmentation du pouvoir législatif est porteuse d’incohérence et d’inefficacité de l’action collective. Les pressions syndicales et les groupes d’intérêt (agriculteurs, industriels, juges, éducateurs, médecins, etc.) se mettront aux aguets pour revendiquer des augmentations salariales, faire pression pour profiter de la situation.

7- Décote par les agences de cotation. L’instabilité politique est synonyme de méfiance économique. Les agences de cotation (Fitch, S&P, Moody’s, etc.) ont déjà réduit leur cote de confiance à l’égard de l’économie tunisienne, depuis 2011 et surtout depuis 2016. La nouvelle instabilité peut obscurcir encore plus le tableau et les perspectives, faisant augmenter les taux d’intérêt exigés par les bailleurs de fonds internationaux pour financer un budget public tributaire de ces marchés à concurrence de 25% de ses revenus totaux.

En somme, l’instabilité et l’incohérence des politiques publiques dans le contexte d’un gouvernement divisé (divided government) et d’un parlement émietté coûtent cher à la croissance économique et à la création d’emplois.

Les recherches économiques sont unanimes à ce sujet pour indiquer qu’en moyenne, des changements successifs de gouvernements pour des raisons d’instabilité peuvent trainer à la baisse la productivité globale de l’économie et générer une chute de 2,5% en termes de taux de croissance du PIB.

Et pour paraphraser le philosophe anglais Keith Chesterton (1874 –1936), on dira que «rien n’échoue comme le succès»! Nous invitons vivement les partis et formations politiques élus «à la sortie des urnes» à tenir compte des urgences budgétaires et des intérêts économiques du pays. Le pire scénario est celui de voir la démocratie tunisienne se tourner contre elle-même, et ce par l’incapacité de ses députés et élites politiques à coordonner la gouvernance de l’État et à agir efficacement pour l’intérêt commun.

* Universitaires au Canada.

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