Vivons-nous déjà cette «nouvelle étape civilisationnelle», dans ce «nouvel Etat» ou «sixième califat», annoncé il y a 9 mois par Hamadi Jebali?
Par Moncef Dhambri*
Quoi que l’on puisse penser, dire ou faire, toutes les questions que les Tunisiens soulèvent aujourd’hui, un an et demi après la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, se trouvent ramenées, avec une automaticité quasiment irrésistible, à la simplificatrice question identitaire ou religieuse. D’où que l’on puisse aborder un thème (économique, politique, social ou culturel) cette évocation mènera inévitablement le débat à des interrogations sur les choix religieux que la Tunisie post-révolutionnaire devra opérer pour assurer son meilleur avenir.
La révolution prise en otage
Nous avons précédemment qualifié cette situation de la prédominance religieuse de «confiscation» de la révolution du 14 janvier par Ennahdha. Cette «prise en otage» se confirme et s’impose à nous chaque jour encore plus, tant l’acharnement et l’agressivité nahdhaouis et salafistes à imposer leur agenda semblent incontrôlables; tant, également, l’opposition (faute de meilleure appellation!) manque d’esprit de résistance et de contre-attaque frontale, donne l’impression de battre en retraite, d’hésiter et d’accepter à contrecœur de descendre sur les terrains identitaire et religieux.
Ennahdha a pu faire campagne pour les élections du 23 octobre dernier en soumettant au vote populaire un programme en 365 points. Elle a aussi revendiqué sa «modération», expliqué qu’elle s’inspire du modèle turc de l’Akp et réussi à trouver, en la personne de Moncef Marzouki, un avocat pour plaider la cause de son «islamo-démocratie».
L’on retiendra, pour notre part, seulement la promesse faite par les disciples de Rached Ghannouchi aux électeurs qu’en votant pour les candidats d’Ennahdha ils éliront «des hommes et des femmes honnêtes qui craignent Dieu». Et le reste, c’est-à-dire «la dignité, la démocratie et les libertés» affichées sur le fronton de la révolution, tout cela devra sans doute attendre…
Par nécessité et par choix réfléchi, donc, Ennahdha a opté pour le thème identitaire. Et, sommes-nous tentés d’ajouter, elle n’aurait aucune raison de le regretter, car cette stratégie a jusqu’ici généré de substantiels dividendes et en promet d’autres, plus gratifiants et plus durables encore.
Le discours religieux a permis à Ennahdha de rafler la mise électorale en octobre 2011. La tactique a également permis à Hamadi Jebali, moyennant quelques petites rectifications langagières peu coûteuses, de former une alliance tripartite qui a associé à l’entreprise gouvernementale les CpR et Ettakatol (les deuxième et quatrième formations politiques de la Constituante), de mettre à profit ce mandat provisoire pour préparer le prochain scrutin et asseoir ainsi de manière durable le pouvoir et l’influence islamistes.
C’est bien de cette transformation en profondeur de tous les référentiels et de tous les repères tunisiens qu’il s’agit. Bien évidemment, cette refonte des systèmes tunisiens est une tâche laborieuse qui requiert conviction, organisation, assiduité et soutiens, des moyens dont Ennahdha semble disposer.
Cette œuvre de récupération de la révolution du 14 janvier, son détournement et l’installation des «islamo-démocrates» aux commandes des affaires du pays s’opère selon un schéma de partage des responsabilités entre les Nahdhaouis et les Salafistes, un processus soigneusement préparé et qui vise le long terme, l’irréversible islamisation de la Tunisie.
Les deux font la paire
En apparence, rien ne peut unir Ennahdha, le mouvement islamiste «modéré» qui affirme avoir accepté de jouer le jeu démocratique et d’en appliquer toutes les règles, et les Salafistes, ces ultraconservateurs venus d’ailleurs et d’un autre âge qui prônent un «retour à l’islam des origines», «à la pureté de la foi musulmane»…
Nous pouvons esquisser ici les grandes lignes de cette alliance naturelle et objective entre l’islamisme nahdhaoui et le fondamentalisme salafiste: l’un évoluant dans la sphère institutionnelle, l’autre agissant sur le terrain de la vie quotidienne. Les deux se rejoignent objectivement, de manière avouée ou cachée, sur le front de la lutte des idéologies, de la propagande islamiste et des batailles communes encore à venir.
Si la direction nahdhaouie peut parfois donner l’impression de vouloir garder de saines distances entre son discours et celui des Salafistes, s’il lui arrive également de dénoncer l’analyse et la méthode salafistes, et si dans certaines circonstances elle n’hésite pas à durcir le ton et à recourir à la manière forte pour ralentir quelque peu l’empressement des ultraconservateurs salafistes, ceci n’est en réalité qu’un désaccord minime sur le timing de l’assaut final de la citadelle du pouvoir, une différence d’appréciation mineure et certainement aussi une tentative de brouillage des cartes.
En somme, sur l’essentiel de l’islamisation du pays et de la conquête du pouvoir, rien ne sépare Nahdhaouis et Salafistes: schématiquement, le politique pour les uns et la morale pour les autres. Schématiquement aussi, les premiers parlent et agissent au grand jour, s’exposent en vitrine; les seconds confectionnent leur part de l’avenir dans l’arrière-boutique.
Ghannouchi 9e Congrès d'Ennahdha montre lavoie.
Ennahdha assume la responsabilité de l’engagement politique, c’est-à-dire celle de la compétition électorale, de la victoire aux scrutins et du gouvernement. Les satellites du mouvement nahdhaoui, eux, jouent le rôle de fantassins de cette invasion islamiste: les troupes salafistes défrichent, déblaient, sondent et préparent le terrain sur lequel l’Etat nahdhaoui construira la cité islamiste.
L’amour islamo-salafiste peut être inavoué pour l’instant, mais ses couleurs s’affichent par petites touches qui ne trompent pas.
L’on se souviendra toujours de l’attitude affectueuse de Rached Ghannouchi lorsque les Salafistes ont commencé à défrayer la chronique. «Ce sont nos enfants», nous disait le père bienveillant d’Ennahdha. Et l’expression de cette tendresse paternelle, l’on s’en souvient également, a été relayée par d’autres caciques nahdhaouis.
Construire le Sixième Califat
Et ce qui allait suivre s’inscrira parfaitement dans la logique de cette affection islamo-salafiste qui ne déclare pas son nom. Le drapeau national peut être décroché de son mât et remplacé par la bannière noire salafiste, Ennahdha garantit l’impunité. Deux niqabées de la Faculté des lettres de la Manouba peuvent paralyser toute une institution universitaire, le ministère de l’Enseignement supérieur observera un silence radio total. Une institution publique peut être assiégée et ses employés terrorisés; un journaliste peut être menacé ou attaqué; des raids contre des sièges de partis ou de syndicats peuvent être menés; une galerie d’art peut être saccagée; des débits d’alcool et des hôtels peuvent être vandalisés et pillés, etc. Tant de faits et gestes, tant de transgressions qui révèlent chaque jour encore plus cette connivence islamo-salafiste.
Il s’agit, à n’en pas douter, d’une complicité préméditée.
Certains dirigeants nahdhaouis peuvent assimiler les délires idéologiques des Salafistes, pour les précéder dans leurs constructions mentales pourries et donner libre cours à leurs pulsions totalitaires…. Un conseiller du premier ministre (Abou Yaareb Marzouki) ne se privera pas du plaisir de faire la jonction tourisme-prostitution, et un autre conseiller de Hamadi Jébali (Lotfi Zitoun) ne contrôlera plus l’irrésistible envie d’arracher à la foule surchauffée son mégaphone pour crier lui aussi « Ekbes ! » (Serrez !) et céder aux pulsions totalitaires des Salafistes….
Les salafistes imposent les thèmes du débat.
Nos lecteurs complèteront sans doute notre liste des petits gestes de cette passion qui lie les Nahdhaouis et les Salafistes.
Une chose est sûre: dans les jours ou semaines à venir, la complémentarité de l’islamo-salafiste s’affichera sans aucune honte. Main dans la main, avec une nouvelle «légitimité électorale» et un mandat de quatre ou cinq autres années, l’islamisme nahdhaoui et le puritanisme salafiste poursuivront ensemble la construction du Sixième Califat et le peuple découvrira que Hamadi Jébali ne mentait pas lorsque, en novembre dernier, il déclarait: «Mes frères, vous vivez un moment historique, un moment divin, une nouvelle étape civilisationnelle dans un nouvel Etat si Dieu le veut, dans un sixième califat».
* Universitaire et journaliste.
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