Il n’aura échappé à presque personne qu’Ennahdha et ses alliés objectifs ont bien une perspective théocratique au sens large du terme, bien entendu, dont les contours sont encore loin d’avoir été arrêtés.
Par Hedi Sraieb*
Le cheikh Rached Ghannouchi, idéologue de cette mouvance, d’une intelligence fine, quasi-instinctive, n’a cessé, depuis son retour au pays il y a un an et demi, de tester, de sonder le corps social. Maitrisant l’art de la rhétorique, il a réussi le plus souvent à orienter les débats sur les terrains qui lui étaient a priori les plus favorables. Il a su garder la main.
Multiples signes de la tentation hégémonique
Ce qui frappe c’est aussi la capacité discursive sous-tendue par une distribution des rôles de cette organisation. Celle-ci a permis de disposer souvent d’un coup d’avance, de feindre de lâcher pour rassurer, de reculer si nécessaire, de revenir à la charge au travers d’un sujet connexe le moment suivant. Cette organisation et ses satellites ont en commun cette vertu cardinale, avec laquelle il faudra compter, certes partagée avec d’autres, celle de la patience et de la pugnacité.
De fait et même si cette mouvance apparaît, à bien des égards, éclectique, hétérogène au possible, voire divisée à certains moments, elle n’en reste pas moins unie sur l’essentiel, un substrat fluide mais commun, celui du livre «sacré» et des commandements divins, ou plus exactement ce qu’elle en interprète et croit qu’ils sont. Inutile d’égrener ici les multiples signes de cette tentation hégémonique. Elle dispose pour cela de très nombreux relais d’opinion et d’action: appareils de partis, associations caritatives, mosquées et arrières cours, canaux informels et masqués. Moyens et argent et même rabatteurs ne manquent pas.
Hedi Sraieb
Erreurs tactiques, fautes politiques et voltes faces
Tout, dans le déploiement de cette mouvance, n’est bien évidemment pas simple, linéaire ou mécanique. Elle a la méthode bien plus flexible qu’il n’y parait, mais n’est pas à l’abri d’erreurs tactiques, ni de fautes politiques, qui, si elles venaient à se multiplier, pourraient bien devenir fatales. Elle en fait d’ailleurs l’amère expérience depuis déjà quelques temps.
Passé le moment d’euphorie, le parti islamiste fait face aux dures réalités d’une société en émoi, ébranlé dans ses perceptions et en quête d’un autre vivre ensemble. Mais voilà les choses ne se passent jamais comme entrevues, et les faits au final sont têtus.
L’épisode gouvernemental est un échec patent. Il était d’ailleurs prévisible, au vu du discours comme des programmes affichés. Revêtus de la légitimité de l’habit d’Etat, Ennahdha et ses alliés subjectifs ont cru pouvoir faire illusion: un gouvernement pléthorique, une conduite des affaires mimétique à celle du régime déchu, libérale-dirigiste à souhait, autoritaire plus que de nécessaire, concomitamment à une volonté de conforter ses assises.
Toutefois, et en dépit d’une certaine morgue affichée, ce pouvoir de transition avec ses soutiens incongrus a probablement quelque peu été surpris par la montée des résistances et voir grossir jour après jour les rangs d’une contestation multiforme. Il ne semble pas véritablement s’y être préparé. D’où les tergiversations, les voltes faces, fausses justifications, et toutes ces facéties bien dérisoires si elles n’avaient pas de conséquences.
Recyclage d’apparatchiks, amnistie fiscale, clientélisme…
Qu’à ne cela tienne, la «troïka» (triumvirat formé par Ennahdha et ses deux alliés de centre-gauche CpR et Ettakatol, Ndlr) n’a pas hésité à réutiliser les bonnes vieilles méthodes, éculées, celles des arrangements et des accommodements: Recyclage d’apparatchiks de l’ancien régime, amnistie fiscale, clientélisme en sous mains, étouffement d’affaires…
L’épisode constitutionnel est tout aussi édifiant. L’avant-projet, près d’un an de discussions est – pardonnez l’expression – manifestement impropre à la consommation: plus littéraire que juridique, truffé de bons sentiments stériles (ex: la cause palestinienne), mais aussi de formulations tendancieuses, équivoques (bonnes mœurs, femme «complémentaire» de l’homme, criminalisation de l’atteinte au sacré, pour ne citer que les plus connus). Ce texte ne risque pas de faciliter la vie de ceux qui auront à élaborer les lois comme de les faire appliquer. Un vrai gâchis dû au lyrisme religieux et aux jeux subtils d’obstruction ou de blocage des tenants de la moralisation de la société.
Tout cela, tout ce temps passé, en dépit de la bonne volonté de nombreux constituants, souvent médusés et déconcertés par le manque de réalisme d’articles qui se voulaient consensuels, mais qui, de fait, vont se révéler à l’usage, sémantiquement et au fil du temps, inapplicables d’un point de vue juridique.
Retour à la casse départ? Pas tout-à-fait! Même si ces deux épisodes auront, d’évidence, manqué ce rendez-vous tant attendu avec le peuple dans ses diverses composantes. Ce moment laisse subsister des sentiments diffus de déception et d’amertume, teintés de craintes et de peurs perceptibles, quand ce n’est pas une franche colère, une exaspération aux limites du supportable.
Ces épisodes quasi-clos s’ouvrent bien évidemment sur un après-immédiat déjà chargé de d’appréhensions et tensions grandissantes: quel calendrier pour quelles échéances? Quid d’une séquence de votes? Référendum, élection législative et/ou présidentielle. Pour l’heure rien ne semble vouloir se dessiner d’autant que le pivot de cet équilibre fragile autour d’Ennhadha se trouve mis à mal. Discréditées, Ettakatol et CpR vont avoir du mal à s’en remettre.
Le jusqu’auboutisme des groupes salafistes
Par ailleurs, les coups de boutoir du jusqu’auboutisme des groupes salafistes, outre la gravité de leurs conséquences, fragilise les pronostics et constitue une nouvelle donne avec laquelle Ennhadha devra bien composer !
Les salafistes et djihadistes (dont certains reviennent de sales guerres) demeurent bien une inconnue à bien des égards! Que faire de cette formation groupusculaire extrémiste mais socialement ultra-minoritaire? Continuer à instrumentaliser cet allié objectif encombrant et quelque peu incontrôlable? Tenter de l’exclure du jeu politique? Avantages projetés comme risques calculés sont bien évidemment passés au crible, à la loupe.
Vivons-nous donc un tournant dans ce processus chaotique ou s’agit-il d’une simple péripétie? Tout est là! Reste, qu’en politique les acteurs et jeux sont nombreux. Leurs débouchés sont des rapports de force qui se traduisent en faits, réversibles ou irréversibles.
Les combats à venir vont être d’une rare apprêté, loin du lyrisme révolutionnaire de certains de nos compatriotes. Exit les simples joutes oratoires, voilà venir le temps des coups bas, où presque tout est permis.
Le camp opposé tout aussi composite et disparate pour ne pas dire dispersé s’y préparent.
Les oppositions tentent de rassembler leurs forces en vue de la nouvelle confrontation qui s’annonce mais dont ni les dates ni les modalités ne sont connues.
C’est à cette seconde réflexion en reflet de ce papier que se livrera le prochain article.
A suivre...
* Docteur d’Etat en économie du développement.
Articles du même auteur dans Kapitalis:
La Tunisie est menacée par une crise majeure
La dangereuse reconduite de la «combinazione» à la tunisienne !
Qui va rafler la mise de la révolution tunisienne?
Entre soubresauts et indécisions, où va la Tunisie?
Tunisie. La ferme thérapeutique de Sidi Thabet: un concept gros de promesses
Tunisie. Où trouver 1 milliard de dinars pour sortir de la crise ?
L’agriculture tunisienne malade de sa modernité