La «troïka» au pouvoir veut ignorer que tout changement issu de la population et visant à instaurer une démocratie se doit de gérer une phase transitionnelle consensuelle et équitable pour ne pas réveiller les démons du passé.
Par Ali Guidara*
Après un marchandage déloyal pour mettre en place, au lendemain du scrutin d’octobre 2011, un simulacre de pluralité au sein du gouvernement tunisien désigné par l’Assemblée nationale constituante (Anc), les partis de la «troïka», la coalition gouvernementale, semblent aujourd’hui tant vouloir s’accaparer du pouvoir qu’ils reviennent opportunément à la charge, aux derniers jours de leur mandat, pour tenter d’exclure tous ceux qui pourraient représenter des forces politiques concurrentes et ce, en déni total des règles élémentaires d’un Etat de droit.
En effet, profitant des trois dernières semaines avant la date butoir du 23 octobre 2012 et sous l’impulsion des élus du Congrès pour la République (CpR), ils réactivent le projet de loi visant à exclure de la vie politique d’anciens politiciens et cadres, en espérant que cette loi soit entérinée à la hâte par l’Anc. Une exclusion arbitraire, qui ne s’appuierait pas sur une justice indépendante et impartiale de la part de ceux-là même qui ont souffert d’exclusion. Une situation qui inquiète plusieurs organisations internationales, dont Human Rights Watch.
La réforme justice reportée
Il est indéniable que la justice a été tant malmenée sous le régime déchu, qui l’a instrumentalisée d’une façon systématique et sans limites. Après le 14 janvier 2011, la population s’attendait à un assainissement de ce secteur fondamental afin de le circonscrire dans les principes de la démocratie et de l’Etat de droit. Il n’en est rien. Pis, la plupart des partis, ceux de la «troïka» en bonne place, ont fait de la réforme de la justice et de son indépendance un des volets principaux de leurs programmes électoraux; ces derniers sont pourtant les mêmes qui, aujourd’hui, veulent l’utiliser, et d’une manière populiste, à des fins politiciennes.
Alors que l’on s’attendait à une justice transitionnelle équitable et transparente et à de vraies réformes, le résultat est décevant, et même inquiétant: le gouvernement en place fait preuve d’effronterie honteuse dans l’instrumentalisation de la justice et de ses multiples organes. Au fil des mois de pouvoir de la «troïka», l’actualité est régulièrement venue nous rappeler toutes les basses combines des autorités dans ce domaine.
La «troïka» pointe à tout va les corrompus du régime déchu, avec des clichés populistes et réducteurs. Les corrompus existent bien, et ils doivent être jugés comme tels. Mais des anciens du régime déchu, il y en a partout, dans toutes les formations, y compris au sein des partis au pouvoir, qui en ont recyclé plus d’un. Seraient-ils eux aussi corrompus? Et auquel cas, ne doivent-ils pas, eux aussi, être exclus?
Avocats et magistrats pour l'indépendance de la justice en février 2011.
La citoyenneté pour tous
Nos élus de la «troïka» ne semblent pas saisir la portée de ce qu’est la citoyenneté et continuent à parler «révolution» sans pourtant y avoir participé, ou si peu. Ils invoquent la logique révolutionnaire pour exclure une frange de la population qui a servi sous le régime déchu, comme s’ils étaient les seuls garants de la révolution et que le pays leur appartenait désormais. Ils veulent ignorer que tout changement issu de la population et visant à instaurer une démocratie se doit de gérer une phase transitionnelle consensuelle et équitable pour ne pas réveiller les démons qui sommeillent en nous.
La justice transitionnelle, avec son volet légal et moral, doit s’effectuer dans la transparence et le strict respect des droits, y compris des accusés. Il ne devrait y avoir ni vengeance ni règlements de compte, mais plutôt stricte justice, c’est-à-dire juger les suspects et punir les seuls coupables. S’ils sont innocents, et encore plus s’ils étaient contraints de faire partie du régime de Ben Ali, on ne peut les tenir responsables des dégâts commis par la dictature. La justice est là pour faire la part des responsabilités.
Vouloir les exclure de la vie politique d’une façon arbitraire et en dehors d’un cadre juridique et légal clairement déterminé revient à infliger une profonde injustice à l’égard d’une partie des forces vives du pays et constitue une grave amputation de leurs droits fondamentaux garantis par toutes les conventions internationales.
Des compétences qui pourraient encore servir
Nous savons tous que le régime déchu s’est accaparé de plusieurs compétences, qui ont contribué au fonctionnement du pays. Ces personnes sont loin d’être toutes corrompues. Certaines y voyaient une occasion de servir leur pays et d’autres une possibilité de minimiser les dégâts du régime dictatorial. Dès lors, pourquoi priver le pays de leur savoir-faire et de leur engagement, si leur dossier judiciaire est vide?
Aujourd’hui, il est urgent de s’engager dans la reconstruction du pays pour le remettre sur la bonne voie. Nous avons pu constater à quel point l’incompétence, l’irresponsabilité et l’improvisation de ces derniers mois ont mené le pays au bord du gouffre dans tous les domaines. Pourquoi ne pas exploiter le potentiel que représentent les cadres et les experts parmi nos compatriotes ayant servi sous le régime déchu, du moment qu’ils sont prêts à servir le pays avec intégrité et professionnalisme? Réussir cette œuvre de reconstruction exige d’ouvrir la porte de l’activité politique à toutes et à tous, sans exclusion arbitraire, et dans le strict cadre de la loi et des exigences démocratiques.
Le rempart contre le retour de la dictature doit être sans faille : il faut pour cela instaurer des mécanismes de contrôle et de surveillance au sein même des institutions pour empêcher toute dérive, d’où qu’elle vienne.
Une justice en mal d'assainissement et de réforme.
Bâtir l’avenir
La priorité aujourd’hui est donc au travail collectif de toutes les forces vives de la nation pour concrétiser enfin le rêve démocratique et l’équité en Tunisie. Le peuple veut un renouveau économique, social et culturel, dans le strict cadre démocratique et loin de toute démagogie politicienne.
Ressasser sans cesse un passé douloureux et ressortir de l’ombre des dossiers désuets ne nous avance à rien sinon à faire surgir des envies aveugles de revanche au détriment de l’intérêt public. Nos résidus culturels d’œil pour œil et dent pour dent ne feront que pousser à la vengeance interminable, notamment durant cette période de tensions où le pays a le plus grand besoin de paix sociale et de fraternité. Sinon, rien n’empêche que les prochains gouvernants sévissent à leur tour contre ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir et à qui il y a bien des choses à reprocher.
Rappelons que nous ne sommes pas le seul peuple à vivre une situation de transition. D’autres nations ont connu pire par le passé, avec guerres civiles et génocides. Pour aller de l’avant, il faut juger les coupables, mais eux seuls, et continuer à vivre, ensemble, dans la paix et la justice.
C’est donc pour nous le moment de tourner la page du passé, le traiter par des moyens légaux et civilisés pour enfin bâtir une Tunisie nouvelle où la citoyenneté, l’état de droits et les institutions priment sur toute autre considération.
Après tout, l’exclusion n’a jamais généré que frustrations et conflits se répétant à l’envi.
* Conseiller scientifique, chercheur en analyse de politique étrangère.
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