Sinen Azzabi vient de nous quitter, dimanche 9 février courant, après une longue lutte avec la maladie qui a fini par avoir raison de son corps frêle. Ce texte lui rend hommage, dans une période où l’amitié est loin d’être monnaie courante.
Par Mohsen Kalboussi*
Cet homme a toujours porté sa peau basanée, couleur de sa terre natale, aux abords du désert, Kébili, à force d’être exposé au soleil, tout comme il a gardé son joli dialecte, lequel rappelle la modestie de nos origines sociales et la bonté de tous ceux qui n’ont aucun droit de cité. Nous nous sommes connus à Tunis, la ville qui a vu nos personnalités se forger et nos rêves de voir un monde juste, s’affiner. Ironie du sort, de la vie et du temps, la justice n’est plus le rêve de nombreux de nos amis d’antan, et c’est d’un monde moins injuste et moins inique que nous tentons de mettre en place, chacun de son côté ! Tunis et les années 1980, le mouvement étudiant resté un des derniers bastions de lutte contre l’autoritarisme et la montée en puissance des islamistes. L’université tunisienne était à l’époque bien plus ouverte (physiquement), avant qu’elle ne soit barricadée par les murailles et la police universitaire. Les espaces ouverts aux grands établissements étaient des lieux de débats et de confrontations d’idées. Il est vrai qu’à l’époque, la «pléthore» des activités politiques donnait peu de temps aux débats sereins et aux discussions approfondies autour de la réalité du pays et des perspectives de son développement. Seulement que, le temps aidant, ces débats contradictoires ont permis à des milliers d’étudiants d’avoir une distance critique par rapport à tout ce qui se passait autour d’eux, et pas seulement de se positionner dans l’opposition par rapport au pouvoir en place. Elle a aussi brisé les rêves de générations de militants qui se sont adonnés à fond aux activités politiques et ont laissé de côté leur raison d’être à l’université, étudier… Le rêve étant toujours permis, les discussions interminables dans les cafés et les espaces privés, donnaient aux rêves de voir un monde juste une dimension universelle. Tout cela était alimenté par des lectures sur le socialisme évanescent et les expériences révolutionnaires de tous bords. Nous avons connu les révolutions russe, chinoise, cubaine, algérienne, la commune de Paris, la semaine spartakiste en Allemagne, l’expérience albanaise et les mouvements de libération nationaux en Angola, Afrique du Sud, Vietnam, Salvador, Chili, et j’en passe. La révolution palestinienne et le mouvement national libanais dans sa lutte contre l’occupation israélienne étaient le pain quotidien de générations de militants et qui garde en eux l’idée que la cause palestinienne reste le problème central des arabes et que sa libération passe par la libération des peuples arabes. Les lectures ont évolué et ont par la suite poussé à des divergences de positions, sans pour autant affecter les rapports humains qui se sont développés entre les gens qui ont vécu cette période de l’histoire de la Tunisie. La lutte pour l’organisation du XVIIIe congrès extraordinaire de l’Union générale des étudiants tunisiens (Uget) et la mise en place de ce syndicat a consommé énormément de temps, d’énergie et a aussi révélé la limite de l’action syndicale dans le mouvement étudiant, par rapport à l’action politique et ses capacités de mobilisation des masses… Tous ces épisodes de l’histoire de la Tunisie ont forgé la personnalité de dizaines de militants et ont façonné leur manière d’être, pour ne pas dire qu’elles ont donné un sens à leur vie… Feu Sinen Azzabi Pour revenir à Sinen, disons que les enfants des pauvres ne peuvent avoir de reconnaissance qu’au prix de leur vie. Ils doivent fournir énormément d’efforts pour se faire une place au soleil. Le monde est ainsi fait, plutôt la Tunisie où il n’y a pas de place à ceux qui viennent de loin… Ce qui est dommage pour cette génération, c’est la «peur» de l’écrit, de ne pas laisser de trace sur une période de la vie des militants et la recherche d’une forme parfaite des différentes formes d’expression, de peur d’être exposés aux feux de la critique des amis. L’excès d’humilité qui marque une génération de militants est devenue handicapante, surtout que la mort a commencé à les toucher les uns après les autres. Le dépassement des contraintes du quotidien et la recherche de solutions aux maux profonds de la Tunisie ne pourrait venir que de ses enfants les plus sincères, dont faisait partie Sinen, un personnage qui a toujours gardé sa sincérité, un caractère de plus en plus rare dans la Tunisie actuelle. J’aurais aimé te lire, cher ami, mais la mort a été plus forte que ton vœu de laisser des documents à ceux qui se trouvent aujourd’hui sur tes traces. Repose en paix, les éclats de ton sourire éclaireront les chemins ténébreux de tous ceux qui t’ont connu et qui gardent pour toi les plus profonds respects. Que cet hommage incite tous les militants de cette génération à écrire leur histoire, notamment ceux pour qui la lutte est la voie de leur libération, ainsi que celle des autres. Que ces «intellectuels organiques» au sens de Gramsci se mettent à l’écrit et dépassent les réflexes de la clandestinité et la peur d’être un jour interpellés pour «avoir pensé» différemment ce pays. Adieu cher ami, jamais les mots ne peuvent décrire les peines de ton absence… * Universitaire. Articles du même auteur dans Kapitalis: Les leçons de l'expérience des islamistes en Tunisie Environnement : La forêt tunisienne en perdition Faut-il encore parler des problèmes d'environnement en Tunisie? |