Les Tunisiens n'ont pas fait la révolution pour remplacer le RCD par Ennahdha, ni non plus pour donner le pouvoir à des gens qui ne sont là que pour reprendre les privilèges de ceux qui les ont précédés. Et pour imposer un modèle de société importé.
Par Mohsen Kalboussi*
Il est difficile d'anticiper l'avenir immédiat de la Tunisie, compte tenu des évènements qui se succèdent dans le pays à un rythme effréné. Personne n'aurait imaginé que le Congrès mondial des Frères Musulmans se tiendrait un jour dans notre pays! L'accès au pouvoir des islamistes a pris la société en otage de l'appareil d'Etat qu'ils contrôlent désormais, sans que des réactions à la hauteur d'un tel évènement n'aient été enregistrées. Les mobilisations à répétition pour défendre certaines positions ou appuyer des revendications spécifiques ont eu pour effet d'user une partie des forces mobilisables.
Deux années de gouvernement islamiste
Les combats ne sont pourtant pas perdus d'avance, du moment où la société civile dispose d'un important héritage de luttes civiles pour la défense des causes justes.
Aux symboles religieux agités par les islamistes, les démocrates progressistes réagissent en brandissant le drapeau national.
Depuis les élections d'octobre 2011, nous-nous trouvons face à une nouvelle logique dont nous ne maîtrisons pas nettement les tenants et aboutissants, car rien n'est annoncé à l'avance pour que l'on puisse anticiper les étapes suivantes par rapport à celles déjà franchies. Si les aspirations des Tunisiens nous sont connues, les modes de gouvernement nous le sont beaucoup moins. Idem pour les expériences de gouvernement des islamistes dans d'autres pays, tel que le Soudan, l'Iran ou même la Turquie.
Il est clair que l'islam politique, même s'il se revendique démocrate, a tendance à miner les libertés individuelles et collectives et à museler toute velléité de résistance. Ne disposant pas de programme de gouvernement ni de projets de société, ils se réclament d'un certain nombre de slogans qui attirent la sympathie des masses paupérisées et peu instruites, mais dont le contenu est creux. Jouant sur la corde du sacré, les islamistes passent pour des saints dont les agissements ne feraient pas objet de questionnements ni de poursuites. Se positionnant dans la métahistoire, ils prônent des modèles dont eux-mêmes sont incapables de définir aussi bien les contours que les caractéristiques.
Les femmes d'Ennahdha revendiquent... l'islam et le hijab.
Echecs sur toute la ligne
Le bilan de deux années de gouvernement des islamistes en Tunisie permet de tirer un minimum de leçons de leurs façons de gérer les affaires publiques et des lendemains qui nous attendraient s'ils restaient, d'une manière ou d'une autre, aux commandes du pays.
1. Loin de chercher les meilleures options pour assurer une gestion saine et efficace des affaires publiques, ils désignent aux postes de responsabilité des personnes de leur mouvance sans se soucier des conséquences parfois graves de leur incapacité à initier la moindre réforme dans les secteurs dont ils ont la charge et qui demandent parfois des réformes urgentes. Certaines affaires, qui ont éclaté çà et là, ne font que souligner les manquements dont les responsables islamistes sont responsables.
2. En matière économique, ils n'ont aucune vision spécifique et adoptent un modèle ultra-libéral qui ne peut fonctionner qu'en écrasant toute velléité de résistance et en rejetant farouchement les revendications des salariés, allant jusqu'à s'opposer au droit syndical. Or, les travailleurs, salariés et petits producteurs, demeurent la principale source des recettes fiscales de l'Etat. Les grandes fortunes continuent de contourner le fisc et d'aggraver le déficit budgétaire qui ne peut être comblé uniquement par la taxation des plus faibles et la hausse des prix.
3. Aucune mesure coercitive efficace n'a été prise à l'encontre du secteur informel et de la contrebande, qui continuent de miner l'économie du pays et d'échapper à toute forme de contrôle des services concernés.
4. Sur le plan du développement régional, aucune vision non plus, car la politique des islamistes n'a fait qu'appauvrir davantage les régions marginalisées, alors que celles relativement mieux loties voient les conditions de vie de leurs habitants dégringoler au fil du temps, du fait de l'absence d'entretien de l'infrastructure et du recul net de certains secteurs générateurs de revenus ou d'emploi, tel que le tourisme ou les services.
5. Les rapports des islamistes à la société sont plus qu'ambigus, car, dans les moments de crise, ils se terrent et n'acceptent pas de faire face à leurs responsabilités, se contentant de rejeter la responsabilité sur ceux qui s'opposent à leur volonté. Eux-mêmes sont incapables de voir, par exemple, que de nombreux mouvements sociaux étaient spontanés et non encadrés par des structures classiques, à l'instar des derniers mouvements contre la sur-taxation des véhicules ou les coupures des routes et violences urbaines qui ont éclaté dans de nombreuses régions du pays.
6. En matière politique, les islamistes n'ont aucun discours apaisant envers les jeunes en particulier, qui voient leurs horizons s'assombrir sans que des mesures ne soient prises pour leur donner l'espoir en un lendemain meilleur. Certains phénomènes sociaux ne font qu'appuyer ce constat, tels que l'accroissement de la consommation des drogues et de l'alcool, l'émigration clandestine et la politique répressive...
7- Pour ne pas allonger la liste, ajoutons seulement que les tendances extrémistes se réclamant de l'islam politique et apparues ces derniers temps constituent une menace pour la société. Aussi des mesures fermes doivent-elles être prises pour les mettre hors d'état de nuire. Or, tant que les islamistes dominent l'appareil d'Etat, ils ne risquent pas de prendre de telles mesures, au risque de se heurter à une partie de leur base.
Cependant, les islamistes risquent, eux aussi, de payer chèrement les frais d'une telle attitude.
Le drapeau national est l'étendard des femmes démocrates et progressistes.
Un RCD en cache-t-il un autre?
Pour conclure, disons que l'islam politique demeurera l'une des composantes du paysage politique en Tunisie pour de longues années encore.
La seule alternative payante pour les mouvements sociaux est de lutter pour faire valoir leurs droits. Nous ne devons nous attendre à aucune mesure visant à améliorer les conditions de vie des Tunisiens tant que les islamistes continuent dans leur logique de gouvernement.
Une question enfin, si aucune mesure n'a été initiée pour des réformes sectorielles, pourquoi les Tunisiens se seraient-ils soulevés en 2010-2011? La réponse est la suivante: ce n'est pas pour remplacer le RCD par un autre parti, ni non plus pour maintenir au pouvoir des gens qui ne sont là que pour prendre les privilèges de ceux qui les ont précédés.
L'histoire nous apprend que rien n'est définitif, et que tous ceux qui pensent que les urnes leurs donnent carte blanche pour se maintenir éternellement au pouvoir se trompent sur toute la ligne et n'ont rien compris à la logique des lourds sacrifices consentis par les Tunisiens.
* Universitaire.
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