La rencontre, le 19 juillet, à la Cité des Sciences à Tunis, avec le général Kateb et le colonel Ben Issa, deux témoins et acteurs de la bataille de Bizerte, est une occasion pour revisiter la mémoire de l’armée tunisienne.
Par Kilani Bennasr (*)
Que pourraient être les souvenirs d’une armée, si ce n’est que douleurs, massacres et destruction. A priori c’est ce qu’on pense et c’est ce qui vient à l’esprit de l’être humain civilisé, mais quand on prend soin d’analyser les cycles de conflits armés, leurs causes et conséquences, on constatera de prime abord que la guerre et les agressivités les plus aiguës entre humains comptent parmi les phénomènes de la vie les plus naturels et que la paix n’a jamais été, et risque fort de n’être jamais une paix durable, sauf en Chine! Le deuxième constat et une dérivée du premier car une nation sans armée, c’est comme un trésor non gardé, l’armée est le bouclier de la nation.
Consolider les rapports armée-nation
Si Vis Pacem, Para Bellum (Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre). Le pacifisme obsessionnel, à l’image de celui de la France entre les deux guerres, serait à l’origine de sa défaite en 1940. Cet exemple pourrait servir de sujet de réflexion à des compatriotes tunisiens, réputés être un peu trop civilisés, qui penseraient que la Tunisie sans armée ne serait pas amoindrie et vont jusqu’à douter des capacités combatives des Tunisiens; des doutes incongrus puisque toutes les références en langue arabe, les ouvrages spécialisés et documents français témoignent des qualités héroïques légendaires du soldat tunisien. Heureusement pour le pays et pour son armée, l’avènement de la révolution du 14 janvier 2011 dément leurs prédications défaitistes, et fût l’occasion de consolider les rapports armée-nation.
Journal d'époque.
Toute armée est condamnée à se préparer à la guerre pour que son peuple puisse vivre en paix et liberté et si un concours de circonstance lui impose un conflit armé, elle devrait être prête à se défendre, sans hésitation, en acceptant les risques, et tout faire pour sortir victorieuse, au moins politiquement.
«L’objet de la guerre, c’est la paix», disait Aristote.
La bataille de Bizerte
Le 19 juillet, en Tunisie, on célèbre la bataille de Bizerte, plusieurs commentaires et documentaires sont diffusés sur les ondes des radios tunisiennes, chaînes de télévisions; presque tous les moyens d’information se penchent sur l’analyse de ce conflit armé ponctuel, une partie de la mémoire de l’armée et du soldat tunisien, une histoire délaissée, qu’on avait voulu la garder tabou par les anciens systèmes politiques.
Les évènements de cette bataille se sont déroulés sur le réduit du territoire tunisien, appelé «Zone Bizerte Ferry ville (Menzel Bourguiba)» restée sous occupation française jusqu’au 15 décembre 1963. En effet, Charles De Gaulle, pour des raisons hégémonistes liées à l’occupation de l’Algérie, se garda de satisfaire la demande de Bourguiba, venu le rencontrer pour la première fois le 27 février 1961, estimant que la France ne devrait pas tarder d’évacuer la ville de Bizerte et tous les lieux de garnisons ou points sensibles encore sous son contrôle.
Les raisons avancées par Charles De Gaulle, liées à l’intérêt stratégique de Bizerte pour l’Otan sont sans fondement. En effet, à l’époque, l’Angleterre et les Etats-Unis gardent encore des réserves sur les rapports de la France sous De Gaulle avec l’organisation atlantique et ses menaces successives de se retirer de cette dernière. Ces deux puissances, même si Bizerte est stratégiquement importante et procure une alerte avancée des attaques soviétiques, voient de mauvais œil la France conserver une puissance relative et un contrôle sur le bassin occidental de la Méditerranée, un message bien compris par le gouvernement tunisien.
Dégagement, le 20 juillet 1961, de 27 paras français morts à Bizerte
Bourguiba, soucieux de finaliser l’indépendance de la Tunisie et encouragé par le vaste mouvement de décolonisation du Mouvement des Non-Alignés, décida, après l’échec de ses entretiens avec De Gaulle, de passer à l’action, les Etats-Unis d’Amérique seraient mis au courant.
Témoignages du général El Kateb et du colonel Ben Aissa
Le 19 juillet, à la salle Ibn Khaldoun de la Cité des Sciences à Tunis, le général El Kateb et le colonel Ben Issa, deux conférencier-témoins et acteurs de la bataille de Bizerte retiennent l’attention de l’auditoire. Un important rassemblement hétéroclite, composé principalement d’officiers en activité, anciens officiers, des invités, des journalistes représentant environ une vingtaine de moyens d’information et un public discret.
Avec leur aisance et leur qualité oratoire caractéristique de l’officier militaire, les deux conférenciers dressent un témoignage à la fois précis, neutre et non dénué d’émotion. Lors du récit du combat en zone urbaine et dans la vieille ville de Bizerte, une situation de tristesse envahit la salle, surtout quand on apprend que, parmi les dix jeunes officiers figurant sur une photo en noir et blanc projeté à l’écran, six vétérans sont encore en vie dont les deux conférenciers, trois sont assis fièrement aux premières rangées de l’amphithéâtre. Le colonel Hmida El Ferchichi, alias «Oueld El-Mettreyouze» (fils de la mitrailleuse) qui, invité par l’auditoire à se mettre debout, sera longuement applaudi. Ensuite c’est le tour de l’ex-commandant opérationnel de la ville de Bizerte, le colonel Boujellabia, visiblement affaibli et très malade, qui, soutenu par sa sœur et un autre ancien militaire pour le relever, serait réveillé de son inconscience en tournant légèrement sa tête, insinuant son bonheur que tout cet honneur soit pour lui. Le colonel Benzarti s’est réjoui lui aussi de l’applaudissement pour sa personne. Le général Ammar Khériji figure sur la photo mais n’a pu assister pour raison de santé.
Dans la salle tout le monde souhaite être à leur place tellement on sentait la joie immense qui a envahi ces gentleman’s, très touchés par la gratitude qui leur a été exprimée, peut être la première fois dans leur vie et probablement la dernière pour certains.
Parmi les invités on peut citer Hédi Baccouche, Kamel Morjane, le général G’zara et d’autres officiers, et enfin Ahmed El Mestiri, le président du colloque qui, en guise de conclusion, ramène tout le monde vers la modération et la sagesse, il insista sur l’union des Tunisiens et les appelle a raffermir leur attachement à l’armée tunisienne et que cette dernière poursuive son chemin car elle est déjà sur la bonne voix.
Habib Bourguiba et le général de Gaulle, le 28 février 1961, à Rambouillet, en France.
Enseignements à tirer de la Bataille
Toutes spéculations sur cette bataille et recherche d’arguments qui sèment le doute sur Bourguiba et sur les préparatifs à cette «petite» guerre ne sont d’aucune utilité et ne font qu’agrandir des petites taches noires dans la mémoire d’une résistance tunisienne sans ambiguïté. Bref, la Tunisie comparée à d’autres pays peut se prévaloir de son histoire non occultée de décolonisation et parmi les plus cohérentes.
Bourguiba a bien fait de déclencher cette bataille, mal préparée, pour rehausser le moral des Tunisiens et faire comprendre à la France, bien enfoncée dans le bourbier sans fin algérien, que c’est le peuple qui veut parachever son indépendance; car imaginant que la Tunisie s’attarde à réagir avec fermeté et attend que la France se décide, cette dernière serait encore à nos portes comme c’est le cas aujourd’hui pour Djibouti.
Revenant au volet militaire, dans une situation de résistance à un ennemi bien équipé, il n’y a pas lieu de se plaindre ni du manque de moyens, ni des ordres défaillants, ni des pertes subies; dans cette forme de combat particulier du «faible au fort», l’initiative et l’audace jouent un rôle clé, et c’est presque la situation dans laquelle s’est trouvé le lieutenant Saïd El Kateb. Tout seul, il décide le moment de l’attaque, inflige des dommages considérables à l’adversaire, fait des prisonniers français et subit évidemment plusieurs pertes parmi sa troupe.
Quant au déroulement des évènements, après la bataille de Bizerte, la France perd l’espoir, à vrai dire fragile, d’une fin rapide du conflit algérien. Elle n’est plus la puissance dominante dans cette région. En fait tout est lié à l’évolution de sa guerre face à l’Armée de libération nationale (Aln) d’Algérie. Charles De Gaulle ne pense même pas à la demande de Bourguiba qu’il trouve incohérente puisqu’on continue à offrir refuge aux membres du Front de libération national (Fln) algérien et aux soldats de l’Aln sur le sol tunisien.
Les évènements montreront plus tard que la guerre de Bizerte, avec un chiffre excessif controversé de pertes en vies humaines, sans compter l’indignation du monde après le massacre de civils tunisiens, n’aura aucun impact sur la décision française et sur les évènements. La France poursuivra calmement son plan stratégique et n’évacue Bizerte que bien après l’indépendance d’Algérie, le 5 juillet 1962.
Cette bataille de Bizerte n’est pas la plus importante dans la mémoire de la Tunisie et du soldat tunisien, il est temps que dans la Tunisie post-révolution on dépoussière notre mémoire «bellum».
A la mémoire des morts pour la patrie
Guerre de Bizerte: les Tunisiens enterrent leurs morts.
La France n’a accepté de négocier l’indépendance de la Tunisie qu’après des décennies de lutte armée, principalement au sud, où les moujahidines de la guerre de libération se sont confrontés aux forces françaises d’occupation dès que leurs avant-gardes ont foulé le sol tunisien, venant d’Algérie.
Les tribus des H’mamma, Frachiche, Majer, Ouled Ayar, Djelass… mènent, dès le 25 octobre 1981, une guerre d’usure sans merci contre l’assaillant qui, malgré sa supériorité numérique et en équipements, tombe dans plusieurs embuscades préparées à Regueb et Gammouda et autres bourgs.
Au mois de juin 1881, le héros Ali Ben Khalifa, appelé par les français «le vieillard résistant», attaque avec la tribu M’thalith les convois français allant à Sfax, qu’il défend farouchement en infligeant des pertes énormes à la force terrestre française appuyée par l’artillerie de marine.
Sans marquer de répit, c’est le «héros du sud ouest tunisien», Eddaghbagi, soutenu et encouragé par les frères libyens, qui déclenche ses actions subversives contre les garnisons françaises et leurs convois militaires.
En 1952, après son retour de Palestine, Lazhar Chraiti , «le lion de Dj. Orbata», et son adjoint Sassi Lassoued lancent, avec l’accord de Bourguiba, une véritable lutte armée contre la force d’occupation française. La guérilla bat son plein dans les années 1955 à 1956. D’autres batailles, avant celle de Bizerte, eurent lieu au sud, à Borj El Khadra et à Remada, où tombe le martyr Mosbah Ejjerbou, le 26 mai 1958, sans oublier les martyrs du corps de la garde nationale qui joue un rôle très honorable dans la lutte anticoloniale.
La guerre d’indépendance tunisienne est d’une grande utilité aux moujahidines algériens: elle leur fournit toutes formes d’aides militaires, logistiques et morales ainsi que conseils et refuges sur leur deuxième patrie la Tunisie.
Par gratitude à ces martyrs et à ceux non cités, à qui nous présentons nos excuses, à eux, à leurs proches et amis, il est temps d’édifier à leur mémoire, dans toutes les villes et patelins concernés, des monuments aux morts où viendront à l’occasion de la fête des martyrs s’incliner et lire la «fatiha» (première sourate du Coran, Ndlr), les responsables et citoyens n’ayant pas vécu la guerre d’indépendance.
(*) Colonel retraité.
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