Le peuple tunisien est instruit et doté d’une culture assez solide. Les missionnaires exaltés, qui se bousculent au portillon, doivent savoir sur quel pied danser en Tunisie.
Par Abdallah Jamoussi
Ce peuple ambitieux constitué en grande partie de jeunes majoritairement instruits et dotés d’une culture assez solide leur permettant l’imprégnation d’autres cultures, sans nuisance à leur enracinement et à leur originalité, n’est pas une motte à modeler ou une entité à créer. Il appartient, donc, aux missionnaires exaltés de savoir sur quel pied danser, chez-nous.
L’apport de la télématique avait permis à une large frange des deux dernières générations d’accéder à la dimension virtuelle et de s’y investir soit dans un but lucratif, soit pour élargir l’éventail de leurs connaissances.
Une place dans la caravane humaine
En Tunisie, bien avant que Windows 95 ne fût installé sur des PC de un giga, dans certaines écoles primaires, on s’exerçait sur des ordinateurs de faible capacité. Il ne fallait que passer devant les établissements scolaires, à l’heure de la sortie, pour voir ces longues files de voitures garées. Ce sont des parents venus attendre leurs enfants. Quand on visite un parent ou un ami, la première question qu’on lui pose est «Comment vont les études des enfants ?» Certaines familles dépensent plus d’argent pour assurer une meilleure scolarité à leurs progénitures, qu’en alimentation. Cet encadrement serait pour beaucoup dans cet épanouissement, suite auquel est apparu ce qu’on appelle communément «Le Printemps». On y trouve même des chercheurs qui se battent dans différents secteurs – même en faute de laboratoires performants et de moyens financiers – pour rentabiliser les ressources naturelles et moderniser les activités figées au stade de l’empirique.
La Tunisie, à peine sortie d’une léthargie politique, le long de laquelle, le règne faisait mainmise sur l’information, a hâte de saisir son destin à bras le corps et d’aplanir les chemins scabreux qui empêchent son élan. Une rude tâche nous attend tous, car il y a encore une Tunisie profonde avec ses taudis, son manque d’infrastructures et ses citoyens tombés dans le besoin. Peut-on penser autrement, lorsqu’on a derrière nous trois mille ans de civilisation et devant nous des pays, naguère, sous-développés et du coup, les voilà intégrés dans le trafic et ayant leur place dans la caravane humaine ?
A l’aube de la révolution, de jeunes ingénieurs agronomes ont sollicité mon expérience en vue de constituer une association consultative pour le développement. C’était émouvant de les entendre parler de la nécessité de moderniser l’agriculture, d’exploiter des sous-produits négligés dans l’industrie de la nutrition animale, de stabiliser la vie urbaine par le biais d’une assistance technique susceptible de changer la campagne tunisienne, sans la dépayser. Ils avaient parlé de tout : de trusts, des fluctuations des marchés où l’engorgement et la carence servent de bouclier au maintien de certains monopoles, de terrains immenses abandonnés, de crédits bancaires fallacieux, du détournement fiscal au nom de la sécurité alimentaire, des spéculations administratives, du népotisme, de l’insuffisance aquatique et de la démographie. Ils étaient réellement préoccupés quant au retard qu’on pourrait observer dans la mise en œuvre de mesures préventives pour que le secteur agricole ne soit pas désaffecté… Ce qui m’a frappé le plus c’est leur engagement à déraciner la pauvreté et à faire de ce fléau un objet de musée. «Mais, tout dépend de la volonté politique, qu’ils contestent.» Ces jeunes ont obtenu, le visa, depuis un an, quant à leur appel à la réforme, on m’a informé qu’il est resté lettre morte, à cause du climat politique qui sévit.
Une population militante et dévouée
On pourrait bien s’interroger sur les causes de la léthargie en regard de cette volonté si engagée, si décidée et si jeune. Et ces jeunes ingénieurs ne sont qu’un échantillon d’une population militante et dévouée et de surcroît, sans arrière pensée politique. A ma curiosité de savoir, à quel parti, ils allaient adhérer, l’un d’eux m’a répondu que son parti unique est la Tunisie. Quelle déception, pourra-t-on encaisser de voir certains d’entre eux au chômage et d’autres sous-rémunérés chez des privés, pendant que les commérages et les vacarmes de la rue engloutissent les espérances ? Avec quelle amertume, puis-je accepter cette nouvelle réalité, qui ressemble beaucoup à un envers aliénant ?!
J’ai même cessé de lire les journaux, depuis qu’on a commencé à interpréter nos drames en vaudevilles. Le vrai théâtre étant interdit ; cette forme d’expression est de nature à divertir le public. «Et de quel droit, ce public, se divertit, qu’on fait» ? Cela coupe aussi bien le charme que l’appétit pour certains. Que ferais-je aussi la TV Nationale, depuis qu’on l’a libérée du peuple ? Ce qu’il nous faut n’est pas l’image – profane pour certains –, mais un psychodrame où chacun de nous incarne son anti, pour s’exorciser du mal qu’il a pris, en vivant dans son propre pays. Mais, cela n’ajoute rien à quelqu’un qui a appris à garer sa voiture à droite les jours pairs et à gauche les jours impairs. C’est à ce rythme qu’on doit concevoir la dynamique politicienne avec son air d’évoluer chez-nous, non comme partout ailleurs. Et ce rituel est même répétitif, du fait que ce qu’on décide aujourd’hui, ne sera pas, nécessairement, tenu le lendemain. Il arrive même qu’on autorise à certains, ce qu’on interdit à d’autres et d’opposer à la parole tenue un acte de nature à la contredire. Les choses sérieuses, quoiqu’elles n’aient pas la fâcheuse tendance de divertir, peuvent aussi vexer ; alors quand cela se passe, il vaut mieux que rien ne soit divulgué. Ce n’est pas de sérieux, non plus ! Cette oscillation voulue, pour créer la confusion et saccader le désespoir, n’a pas tardé à provoquer la déprime générale en alternance sur les deux bords politiques (gouvernants-gouvernés). Les tensions qui en découlent ne peuvent qu’alimenter la discorde – devenue quasi-permanente –. Ce ballotage est tellement grave, qu’il pourrait nous mettre tous en péril, car une fois la colère déchaînée, aucun n’est censé savoir en quoi cela pourra dégénérer. «Nous sommes novices dans l’exercice de la démocratie !» Cette phrase exprimant la modestie d’un haut responsable signifie dans la pratique que la démocratie nous est étrangère, raison pour laquelle les gens sont choqués de l’entendre à satiété.
Le berceau de la démocratie
La démocratie est née sur cette terre pour aller occuper une bonne place dans le discours d’Aristote et devenir à la longue, un qualificatif de l’Occident. Tôt sur cette terre, le devoir de citoyenneté avait vu le jour, car on condamnait à mort les voisins de proximité d’une personne morte de faim. C’était ça Carthage ! Il va sans dire que les temps changent, mais cela ne signifie pas pour autant que la dictature que nous avons tous combattue nous soit plus familière, peu de temps après la révolution.
J’ai beaucoup de peine à comprendre les gens qui disent : «Les Arabes ont bien mérité leurs tyrans ; c’est compatible avec leurs mœurs». De tels propos ne sont pas probants du tout ; de un : parce qu’ils sont xénophobes, et de deux : parce que la domination est une pulsion animale et n’a rien de culturel dans le fond. Les études anthropologiques démontrent que tous les êtres humains recèlent les traces d’une culture primitive partagée ; ce qui prouve qu’à la nuit des temps, nous étions une seule et unique nation, et que c’est au sein de ce vivier que la personne a appris à débiter (soustraire), ce qui implique à partager. Notion à laquelle tient l’échelle des valeurs, par laquelle on se distingue des animaux – qui ne savent inverser.
Je ne contredirais en rien ce qui est dit dans le Coran, à ce sujet. Les valeurs que E. Kant qualifiait de subjectives et qu’il ramenait à un a priori supra objectif auraient eu des origines dans notre passé commun devenu immémorial. Plus d’une preuve corrobore cette thèse. D’ailleurs, nous, les êtres humains, avions été pendant très longtemps ensemble ; de telle façon que cette période eût décidé de notre façon d’être, bien avant l’avènement des religions.
Le schéma de l’impact initiatique sur la conscience nous renvoie aux expériences d’une enfance qui marquent le restant de la vie, n’importe quel individu. Mais en ce qui concerne l’impact initiatique, il s’agit d’un phénomène irréversible, car il ne s’agit pas de schèmes occasionnels, mais d’archétypes stables qui sont à la base de notre conscience ; l’équivalant du métabolisme dont dépend notre équilibre, notre interaction avec le milieu ambiant et par voie de conséquences notre vie. Pour ceux qui veulent en savoir un peu plus, c’est sous l’effet des perturbations que subissent les racines que les feuillages jaunissent.
Cela veut dire entre autres qu’Allah ne nous demande pas de changer de conscience, mais de changer ce qui a affecté ou affecte notre conscience.
J’ai longuement médité sur la manière par laquelle on sème la terreur, le doute et la suspicion. Ce sont de vieux mécanismes connus, depuis près d’un siècle et dont on fait usage pour provoquer un besoin de protection amenant la victime à s’agenouiller devant son bourreau et solliciter sa protection. Cela paraitrait absurde, comme réponse, mais c’est bien ce résultat qu’on escomptait par le biais de cette technique susceptible d’inhiber le raisonnement et d’affaiblir la volonté. En quelque sorte, casser la conscience. Or casser la conscience (le je), c’est transformer l’être humain en bestiole régie par ses instincts, et dont les besoins s’échelonnent en priorités vitales. Vivre, se nourrir, se reproduire sous forme végétale modérée, car l’important pour le sujet passerait pour une nécessité de végéter au présent immédiat. Aucune autre temporalité n’est actualisée dans ce contexte créé artificiellement. Une pratique de torture appropriée au dressage. Le champ d’expérimentation sur les cobayes a démontré que l’excès de provocation conduit, au terminus, à une paraplégie complète. La psychologie comportementale est une science conçue dans des laboratoires à partir d’expériences sur des animaux. Les résultats obtenus suffisent à comprendre et à gérer aussi bien le comportement humain, que le comportement animal. Une seule et unique psychologie valable pour les deux règnes ; c’est en cela que consiste le behaviourisme.
Lorsque la révolution a eu lieu, chez nous, j’ai remarqué à quel point les jeunes étaient enthousiastes et pleins de confiance en l’avenir. Et comme ils voulaient aller jusqu’au bout du processus, certains avaient même proposé des types de démocraties directes. Cette euphorie m’a fait penser à la Commune de Paris. Je doute fort que les statuts de partis politiques recelant des idées avant-gardistes eussent obtenu une autorisation. Excepté un seul, après avoir subi des modifications au profit du moule idéologique, alors que les idéologies n’étaient plus de mode chez-nous. Mais, quel étrange moule est ce système, qui s’est mis tôt à tracter en arrière par l’effet de secousses intermittentes !
Bien qu’on accordât à la révolution le mérite d’être trans-idéologique, on voulait pour des raisons arbitraires, lui imputer de gré ou de force un caractère idéologique trop rétrograde, comme si on était encore à l’ère des doctrines de prêt-à-porter.
La révolution et l’effet-inquisition
Pour défaire la révolution, d’autres forces avaient vu utile de procéder méthodiquement, en commençant par établir des travers propres à produire un effet-inquisition. Pour ce faire, il leur avait fallu s’arborer en modèle (référent) dans un désert d’arrière-plan, afin de procéder à la sériation par opposition ; du genre : propre contre souillé, croyant par opposition à mécréant, polygame opposé à pervers sexuel, les putes et les chastes, la gauche et la droite. Mais, lorsqu’il y a eu un centre on s’est emballé. Et même, cela n’empêche pas de trouver le moyen de fustiger ses adversaires en faisant des fouilles archéologiques, si comme, on venait de découvrir par chance, ces gens.
Cette tactique ayant fait son temps, il leur fallait passer à la vitesse supérieure et ce fut le travail sur les symboles par le truchement d’histoires et d’évènements absurdes qu’on dément, quand l’effet produit le contraire de ce à quoi on s’attendait.
Le drame est que cela se fait au nom du dialogue ! Pour atteindre le zénith de la torture morale, on instaure un système juridique à deux poids et mesures. Est-ce que le Tunisien est capable de se rendre compte de l’effet-retard de ces envers qui pénètrent séance tenante sa conscience martyrisée ?
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