Le parti islamiste renvoie dos-à-dos les journalistes et les opposants (tous accusés de comploter contre le gouvernement), et atténue l’image du Nadaoui assoiffé de pouvoir et déjà engagé dans la propagande électorale.
Par Monia Mouakhar Kallel*
«L’expérience démocratique est à ses débuts», «il n’existe pas de bâton magique pour changer les choses»…, ces arguments que citent les nouveaux dirigeants pour expliquer leurs maladresses et leurs erreurs s’évaporent lorsqu’ils doivent justifier leur plan de mainmise sur l’ensemble de l’appareil étatique et médiatique.
Rixe entre journalistes et sit-inneurs devant le siege de la television tunisienne, le 24 avril.
De flottements en équivoques
A propos des nominations massives (gouverneurs, directeurs, chefs de service), Rached Ganouchi affirme que c’est une attitude «normale dans les pays démocratiques» oubliant que lui et ses collaborateurs sont encore «en première année démocratie» (selon son expression), et que, jusque là, leurs résultats ne sont pas particulièrement brillants.
Les flottements et les équivoques sont encore plus flagrants lorsque les chefs nahdaouis évaluent le rendement de la presse, notamment la chaîne nationale. Selon eux, elle manque de professionnalisme, d’impartialité et d’objectivité. Ces objections qui manquent d’objectivité entrent dans le cadre d’un plan d’action qui circule du sommet à la base, perturbe l’équilibre de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir dominée par Ennahdha) et de tout le paysage politique.
Les nouveaux maîtres de la Tunisie savent pertinemment que «dire c’est faire». Ils savent également qu’en l’absence de solutions concrètes aux protestations sociales ininterrompues, le discours peut être une arme efficace et un outil de domination. Car la particularité du langage (qu’il soit verbal, visuel, ou gestuel) est qu’il construit sa propre vérité (indépendamment du réel).
Avec le développement spectaculaire des technologies de la communication, la presse, surnommée (depuis le 18e siècle) le «quatrième pouvoir», prend de l’importance et gagne en autonomie. Tous les hommes politiques du monde se trouvent confrontés à sa toute puissance. Les dictateurs l’éliminent sans autre forme de procès, les démocrates traitent avec elle, et les pseudo-démocrates tentent de l’écraser sans en avoir l’air.
Ameur Lârayedh veut céder au privé la chaîne nationale
Le difficile re-verrouillage des médias
Un an et demi après la Révolution, et une année (environ) avant les élections, le verrouillage des médias s’avère une opération ardue qui nécessite un travail à plusieurs niveaux et une stratégie de communication bien pensée. La question est donc sérieuse et les Nahdaouis semblent à pied d’œuvre.
Le Tunisien, zappeur par nature et par obligation, est frappé par la ressemblance entre les déclarations des chefs d’Ennahdha (de leurs alliés et leur base). Il a certes l’habitude de les entendre proférer les mêmes points de vue, le même discours, mais dans cette guerre contre la télévision nationale, c’est tout le dispositif discursif qui est, à quelques nuances près, repris par les uns et par les autres: les arguments, les actes de langage et jusqu’aux exemples choisis. Ameur Lârayadh, Ajmi Lourimi, Lotfi Zitoun, Samir Ben Amor (ce dernier appartient au Congrès pour la République, mais il n’est pas loin d’Ennahdha)… mentionnent les trois manquements suivants: le voyage en Chine du ministre des Affaires étrangères (alors que le voyage du ministre syrien vers le même pays a bénéficié d’une couverture médiatique), le ministre de l’Enseignement supérieur dont on n’a vu que «le doigt» pendant la signature d’un accord avec son homologue allemand qui, lui, a été filmé de face, la cérémonie d’investiture du président Marzouki, et sa première conférence de presse donnée en Libye après la «libération» qui sont passés en quatrième ou cinquième position du journal télévisé.
Sur les maladresses techniques, la qualité des reportages, les erreurs d’appréciation, ou l’absence de certains événements importants (se rapportant à la société ou à l’opposition), ils n’en soufflent pas mot, et ne semblent même pas les remarquer.
Lorsqu’ils jugent la télévision et ses journalistes, les responsables politiques se font tantôt les énonciateurs de leur discours tantôt les porte-voix du peuple, «echâb », qui les a élus démocratiquement. Ameur Lârayedh a soutenu l’idée que l’«amélioration» de la chaîne publique et/ou sa privatisation sont des demandes (légitimes) formulées par les citoyens qui ont fait la Révolution, Kasbah 1 et 2…, demandes que ce gouvernement légitime est tenu de réaliser. Ces affirmations présupposent que les quelques millions de Tunisiens qui n’ont pas voté Ennahdha et les 51% qui sont satisfaits des médias (selon un sondage récent) ne font pas partie d’«echâb», n’ont pas participé à la Révolution, ou sont antirévolutionnaires.
Lotfi Zitoun chargé par Ennahdha de mater les médias publics
Lien entre Ennahdha et les agitateurs musclés
Connue pour être l’un des procédés essentiels du trucage argumentatif, la présupposition pervertit le raisonnement logique, et ouvre la voie aux raccourcis syllogistiques (la Révolution a amené Ennahdha au pouvoir. La chaîne de télévision nationale, Wataniya, ne reflète pas cette victoire. Donc les journalistes de la Wataniya sont anti-Ennahdha et antirévolutionnaires) que les sit-inneurs concrétisent dans leurs slogans. Les affiches comme «à vendre», «la chaîne de la honte» ou «novembriste», qui ont accentué la tension et fait couler le sang (des journalistes, des policiers et des manifestants) proviennent en droit fil des déclarations des chefs nahdaouis. Sur le plan discursif, le lien entre Ennahdha et ces agitateurs musclés (qui entrent en scène selon un mystérieux agenda) est on ne peut plus évident.
Conscients des risques de tels comportements, et soucieux de leur image, les Nahdaouis mènent la barque tout en donnant l’impression qu’ils agissent en concordance avec leurs partenaires. Est remarquable le va et vient dans leur discours entre le «je» et le «nous». Qui est ce «nous»: les membres du parti gagnant, du gouvernement, du CpR, de la «troïka»? M. le Président de la République, présenté comme la première victime de la télévision (à travers les mêmes exemples précités), ne va pas de main morte lorsqu’il s’agit d’épingler les journalistes. Rien (ou presque) du côté (et sur) l’autre compagnon de route, Ettakattol qui, lui, se tient à l’écart dans cette affaire.
Le jeu sur les pronoms brouille les pistes de l’énonciation. Il permet également au parti de s’engager et se désengager aisément et avec de moindres frais. Face aux contestations, on dira que le locuteur parle à son nom, que ses prises de position n’engagent en rien Ennahdha, un parti démocratique dont toutes les décisions sont votées en toute transparence.
Les Nahdaouis demandent que la télévision publique se consacre d’abord aux activités de l’Etat, que le gouvernement ait la priorité au niveau du contenu de l’information, de son timing et de l’ordre de sa présentation. Abdelwaheb Abdallah ne pensait et faisait pas autre chose en usant de méthodes différentes, et de «mesures radicales» (pour reprendre le mot Ghannouchi). Mais quand le maître se fâche et hausse le ton, les disciples savent se montrer plus conciliants, plus patients (et vice-versa). Ils évitent les affrontements et prennent des chemins de traverse. Leurs revendications (explicitement énoncées) sont doublées de formules qui vantent la liberté d’expression et l’indépendance de la presse. Et, par des pirouettes rhétoriques dont ils ont le secret, ils vident les mots de leur contenu.
Manifestation de journalistes tunisiens contre les harcèlements d'Ennahdha
Le Nahdhaoui assoiffé de pouvoir
Pour M. Lârayadh, par exemple, un journaliste équitable est celui qui donne «une opinion et son contraire», qui présente (ou invite) un individu (ou un groupe) et son alter ego. Dit autrement, les casseurs, les hors la loi, les déséquilibrés, les paumés, les voleurs, et les violeurs… auraient donc les mêmes droits à la parole et la même place que les hommes d’Etat, les hauts responsables et les penseurs (curieuse représentation de l’égalité!).
Quant au journaliste libre, toujours selon M. Lârayadh, il est celui qui ne flatte pas le politique. Cette idée (abondamment reprise) est sous-tendue par deux convictions: la première est historique-après un demi siècle de martelage, le Tunisien devient allergique au discours flatteur; la seconde rhétorique, un acte de langage ne se définit pas par sa forme. Un vœu peut signifier la menace et une simple information peut véhiculer la gratitude, la reconnaissance ou l’admiration. Selon les théoriciens de la communication, la flatterie explicite est même menaçante pour celui qui la profère ou la demande dans la mesure où elle révèle son manque d’humilité et son égocentrisme.
Informer le citoyen des activités du gouvernement, lui faire connaître ses projets, ses démarches, ses réalisations, voilà tout ce que demandent M. Lârayedh et les autres. C’est la définition même de la «campagne électorale», réplique le rédacteur en chef de la Wataniya 1, le temps et l’espace de parole étant essentiels pour les candidats politiques. Deux jours après M. Zitoun (qui résout le problème aussitôt qu’il débarque à Tunis et entre en contact avec les «braves» sit-inneurs) vient avec une autre trouvaille. La presse qui reste à la traîne et n’arrive pas à se mettre au diapason de la révolution est, selon lui, en train de léser non seulement le gouvernement et la «troïka», mais aussi et «surtout» l’opposition quasi absente des écrans. C’est ce qu’on appelle atteindre d’une pierre deux coups: il renvoie dos-à-dos les journalistes et les opposants (qui sont complices et complotent contre le gouvernement, affirme-t-il par ailleurs), et atténue l’image du Nahdhaoui assoiffé de pouvoir et déjà engagé dans la propagande électorale.
Comme toutes celles qui l’ont précédée (et celle qui suivront), cette polémique fait couler beaucoup d’encre et suscite de nombreux commentaires. Gilbert Naccache parle à juste titre de «l’école» Ennahdha, une école qui fait feu de tout bois, recourt à toutes méthodes, emprunte toutes les voies: de la politique politicienne à la violence (verbale et physique, l’une générant l’autre) en passant par le formatage mental et les lavages de cerveaux (travail des prédicateurs). Le tout est cautionné par la sacro-sainte légitimité et coulé dans un moule rhétorique bien lisse.
Quel est le devenir de cette école (à court et long terme), comment réagiront les partenaires d’Ennahdha (Tunisiens et internationaux), et quelle(s) stratégie(s) adopteront l’opposition et la société civile pour éviter les dérives de tout genre et rester dans la course?
*- Universitaire.
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