Trahies par leurs élites, les populations des régions dites «de l'intérieur» doivent prendre acte que la solution est en eux-mêmes et qu'ils doivent lutter pour devenir acteurs de leur destin.
Par Abderrazak Lejri*
Trois ans après la révolution inachevée, le déséquilibre régional, qui fut l'une des principales causes de la chute de l'ancien régime, perdure et s'aggrave.
Comme mentionné dans un précédent article datant de juillet 2013 («Tunisie : au-delà des personnes assassinées, c'est le pays profond qui est martyr»), la révolution est née du clivage de l'arrière-pays (régions marginalisées de l'intérieur) avec le pays côtier (sahel), les populations autochtones de l'ouest (du nord au sud) ayant été l'objet de discrimination par un pouvoir central dominant qui en a exploité les richesses humaines et matérielles selon une politique volontaire de prédation et de spoliation.
L'hydre régionaliste toujours à l'oeuvre
Depuis la nuit des temps – de l'occupation ottomane avec la dynastie des beys jusqu'au début du protectorat français – le makhzen était opposé à la «populace» et aux «gueux» du pays profond dans un asservissement qui trouvera relais à travers suppôts et serviteurs: les «khaznadar», «saheb ettabaa», «mamelouk» (étymologiquement possédé – esclave affranchi), etc., notamment via une politique de contrainte et de coercition dans la collecte des impôts.
Dès la constitution du premier cercle politique devant ériger Bourguiba en leader de la lutte pour l'indépendance et après que son concurrent Salah ben Youssef, natif du sud, grand militant influencé par le nationalisme arabe nassérien, a été écarté puis physiquement liquidé en Allemagne, la mainmise sur le destin politique de la Tunisie des natifs du Sahel a perduré plus de 60 ans, guidée par l'hydre régionaliste.
Il est une parenthèse constructive de quelques années, de 1964 à 1969, qui vit le règne d'Ahmed Ben Salah concentrant 5 portefeuilles ministériels, qui a bâti le soubassement de l'infrastructure industrielle, touristique, culturelle et éducative, indifféremment des régions (Industries chimiques maghrébines à Gabès, hôtellerie dont le Jugurtha Palace à Gafsa, le Sahara Palace à Nefta, etc.). On ne rendra jamais assez hommage à ce grand homme qui, malgré sa dérive autoritaire vers un collectivisme effréné vomi par le Tunisien, a mis les jalons en si peu d'années des principaux fondamentaux économiques du pays.
Des habitants de Gafsa manifestent pour exiger leur part des richesses du bassin minier régional.
La mainmise, dès l'époque de Hédi Nouira, de 1970 à 1980, né à Monastir comme Bourguiba, va s'étendre non plus seulement sur le politique mais aussi et surtout sur le social et l'économique, le pouvoir squatté depuis l'indépendance étant relayé exclusivement par les natifs du Sahel.
Ainsi, dès l'avènement du gouvernement Nouira, au début des années 1970, les eaux du nord ont été détournées vers le Sahel ainsi que toutes les ressources financières et économiques pour créer toute l'industrie de transformation, en cantonnant les régions intérieures au rôle de pourvoyeur de main d'œuvre corvéable à merci (il n'y a qu'à recenser le sous-prolétariat d'origine de Sidi Bouzid, de Kasserine et du nord-ouest dans les emplois subalternes et précaires dans le tourisme et l'industrie textile à Sousse, Monastir et Mahdia ) et de matières premières extraites à bon compte (alpha, liège, bois, marbres et produits de carrière et agricoles, etc.) qui sont transformées et valorisées hors des régions où elles sont produites.
Quelqu'un peut-il justifier la création des commissariats généraux de développement régional (CGDR) exclusivement dans les gouvernorats du littoral et de la capitale ou l'importante disparité de la densité d'implantation des centres de formation professionnelle?
Ainsi est née une classe de nantis à qui l'Etat a cédé – sous couvert de politique de développement du secteur privé – le littoral au dinar symbolique parmi des gens qui n'étaient pas plus intelligents ou plus entreprenants que d'autres, mais qui ont bénéficié de prêts bonifiés de la part d'un système bancaire aux ordres et corrompu dont le passif plombe jusqu' à ce jour les banques nationales (dettes peu ou jamais remboursées) selon l'adage d'une fameuse chanson du Brassens Camerounais Donny El Wood : «Mon frère est en haut», où il est question d'être payé sans jamais livrer!
Trois faits peuvent être relevés à titre anecdotique pour illustrer la volonté de discrimination et de spoliation délibérée des régions dites «de l'intérieur» (et qui n'émane pas d'une paranoïa régionaliste):
* Quand Ahmed Ben Salah était aux commandes, il a ordonné la construction du siège social de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) à Gafsa, trouvant saugrenu que le siège du bassin minier soit maintenu à Tunis dans le sillage du centralisme colonial. Le chantier au niveau des fondations a été stoppé net à l'arrivée de Hédi Nouira et ce n'est qu'à l'avènement de l'ère Ben Ali que la construction du siège actuel a repris.
* Lors de la tentative du coup d'Etat contre Bourguiba en 1962, les 13 conjurés traduits devant une juridiction militaire ont tous été condamnés à mort; comme par hasard, Moncef El Materi a été épargné car il est du makhzen mais Lazhar Cheraiti a été exécuté car bien que résistant et militant de la première heure contre le colonialisme français, il avait le tort d'appartenir aux fellagas de Gafsa.
* Le troisième fait est un crime d'ordre culturel quand feu le gouverneur Abdessalem Ghédira natif de Monastir n'a pas trouvé mieux que de détruire un pan entier du mur d'enceinte du fort byzantin de Gafsa (El-Borj) dont les moellons géants ont été transportés par une noria de gros camions pour réfectionner le fort de Monastir.
La reprise en main du pouvoir par les Sahéliens!
Le mouvement islamiste Ennahdha, pour d'autres motivations que l'équilibre régional, a eu soudainement l'idée de proposer la création de pôles santé (facultés de médecine et CHU) dans les régions de l'intérieur.
Les tenants de la pensée cartésienne et les grands pontes scientifiques dans une profession gangrénée de plus en plus par le mandarinat et l'orientation vénale se sont élevés contre cette proposition «saugrenue» car sans étude d'opportunité préalable.
On peut certes reprocher aux islamistes d'avoir échoué sur beaucoup de plans quand ils étaient au pouvoir, mais l'idée est elle plus «saugrenue» que celle de créer la totalité des 21 CHU et facultés de médecine et de pharmacie exclusivement sur le littoral et dans la capitale depuis l'indépendance?
L'idée est-elle plus «saugrenue» que celle de créer deux pôles médicaux à 25 Km de distance (Sousse et Monastir)?
Ainsi, dès lors qu'il s'agit de régions de l'intérieur, les ténors du cartésianisme y vont des prérequis, des préalables et des études de faisabilité, d'opportunité et de rentabilité.
A-t-on démontré à ce jour la rentabilité de l'aéroport de Monastir ou de celui d'Enfidha?
Si Ennahdha en particulier et la troïka en général ont commis avec une maladresse inouïe durant deux ans de pouvoir des dérives criminelles par aveuglement doctrinaire fondamentaliste, le plus grave à mon avis c'est leur échec de gouvernance qui nous a valu un retour des Rcdistes, les dirigeants du Rassemblement constitutionnel démocratique, ex-parti du dictateur déchu, l'aplomb avec lequel l'ex-Premier ministre de Ben Ali, Hamed Karoui est revenu de façon éhontée et avec effronterie sur la scène politique, et surtout pour accréditer le fait que les gens du sud (Ghannouchi, Larayedh, Marzouki, etc.), contrairement aux gens du littoral (puisque Sahélien semble avoir une connotation péjorative), sont plus à même de gouverner le pays.
Sit-in de chômeurs à Gafsa : Sans diplôme, sans travail, sans épouse, sans rien...
La «hommes de science» et la discrimination régionaliste
Chaque fois que le problème de développement des régions défavorisées est soulevé, des élites bien pensantes sortent de leurs cartons moult arguties pour justifier la non faisabilité pour absence de prérequis.
Ainsi, on a assisté à un débat surréaliste où des médecins spécialistes déclinaient leur affectation dans les régions marginalisées pour absence d'infrastructure hospitalière adéquate, vu l'éloignement des structures éducatives en médecine et pour la raison non avouée de non-qualité de vie.
Il est vrai que comparativement, les enfants du nord-ouest qui doivent traverser sur des km des talwegs boueux en saison de pluie pour fréquenter épisodiquement des écoles démunies voient leurs chances d'achever leurs études plus compromises par rapport à ceux d'El-Kantaoui et Hammam Sousse où le tapis d'enrobé des routes aux trottoirs fleuris est refait tous les trois ans.
Trahies par leurs élites, les populations des régions dites de «l'intérieur» doivent prendre acte comme les indigènes d'Amérique du Sud que la solution est en eux-mêmes et que la lutte doit continuer s'ils veulent s'émanciper pour passer du statut de sujets à celui d'acteurs de leur destin, car plus que jamais le pouvoir est décidé à ne pas changer de mains, à l'instar de tous les pays du «printemps arabe» et plus particulièrement l'Egypte où la parenthèse de la révolution a vite été fermée après de naïfs faux espoirs de démocratisation.
Je dis aux adeptes de la théorie de l'évaluation des projets exigée par les bailleurs de fonds (grands argentiers philanthropes devant l'Eternel) qu'ils oublient les indicateurs de rentabilité (TRI et autres) devant des revendications qui peuvent leur paraitre irrationnelles et non fondées mais qui n'en sont pas moins légitimes.
La société civile des régions discriminées serait inspirée de se préparer à introduire un procès contre l'Etat tunisien dans le cadre de l'article 12 de la récente loi sur la justice transitionnelle car elle n'a qu'un an pour le faire devant la nouvelle instance «Vérité et dignité»!
* Pdg du Groupement Informatique.
Illustration : Révolte des mères, des épouses et des soeurs à Redeyef (centre-ouest) en 2008. Depuis, rien n'a changé, sinon en pire.
* Les titres et intertitres sont de la rédaction.
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