Au-delà de sa statue équestre, dont les tribulations n’ont cessé d’alimenter la polémique, c’est la stature historique de Bourguiba qui dérange ses éternels adversaires.
Par Salah El-Gharbi
Le retour de la statue équestre d’Habib Bourguiba, le leader nationaliste et premier président de la république tunisienne, au centre-ville de Tunis, le 1er juin courant, à l’occasion du 61e anniversaire de son retour d’exil en 1955, la veille de la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, a suscité diverses réactions. Outre les gesticulations folkloriques d’un certain Hachemi Hamdi, dirigeant du parti Tayar Al-Mahabba (Courant de l’Amour), qui a conduit une manifestation de protestation contre ce retour, cet événement a dû faire grincer quelques dents, et d’abord celles des islamistes qui avaient eu du mal à digérer cette couleuvre, mais aussi agacer une certaine gauche que l’ombre du «combattant suprême» devrait offusquer. Pourtant, l’homme était de retour, chez lui, dans «son» avenue, celle qu’il avait baptisée lui-même de son nom.
Au-delà du symbole, ce retour nous invite à nous interroger sur les malentendus que cet homme, qui nous a quittés il y a 16 ans, continue à alimenter. Pourquoi, même mort, continue-t- il à déranger ?
Un leader et un homme d’Etat dont on n’a pas fini de redécouvrir les qualités de visionnaire.
La peur du désamour
La classe politique née de la «révolution» de 2011, fraîchement convertie à la démocratie, ne semble pas, dans son ensemble, pardonner au «combattant suprême», son despotisme, sa longévité à la tête de l’Etat… Gauchistes, panarabistes, ou islamistes, tous sont unanimes pour faire le procès du règne de cette figure historique, souvent d’une manière hâtive et sommaire.
Certes, Habib Bourguiba n’était pas démocrate. Charles De Gaulle, qui avait marqué l’histoire moderne de la France, un pays qui avait une tradition dite «démocratique», ne l’était pas suffisamment aux yeux de certains de ses contemporains. C’est que la réalité était complexe et le rapport de Bourguiba au pouvoir reste assez particulier. Ainsi, déchu en 1987, enfermé dans sa «prison» à Monastir (il était, pendant les 10 dernières années de sa vie, assigné à résidence dans une villa appartenant à l’Etat), l’ancien leader n’avait jamais manqué de rien ou presque. Pourtant, il était privé de tout, c’est-à- dire de ce qui était, pour lui, l’essentiel. En somme, la chaleur de la proximité des gens qui était sa véritable raison d’être lui faisait défaut. Car, Bourguiba, à l’image des grands hommes politiques, mais aussi, des grands artistes, était un être narcissique. Il se nourrissait du regard, de l’affection, de la sollicitation des masses à qui il vouait un réel attachement… Autant il était en manque de reconnaissance, autant il portait la masse en lui. A son attitude paternaliste faite d’exigence, animée d’une forte ambition collective, se mêlait un désir de communion avec le «peuple», un désir qui entretenait sa flamme.
En fait, toute sa vie, Bourguiba avait vécu avec cette angoisse permanente qu’un jour, on le privât de cet amour collectif, de ne plus entendre scander son nom. Il ne s’attachait pas au pouvoir, il était dans cette peur du désamour. Ce fut à la suite de la tentative du coup d’Etat de 1962 qu’il avait pris conscience de la fragilité du pouvoir. Céder le pouvoir ne serait pas, pour lui, synonyme de perte de privilèges, mais plutôt une mise à mort. Sa visibilité et le lien physique avec les masses restait, pour lui, le seul garant pour conjurer la fatale menace de l’oubli.
La phobie de l’oubli
D’ailleurs, Bourguiba avait toujours redouté la rivalité de certaines fortes personnalités parmi ses compagnons de route et celle de quelques ténors du Parti… Ainsi, le départ d’Ahmed Mestiri, Hassib Ben Ammar et autres Béji Caid Essebsi, après le VIIIe Congrès du PSD, à Monastir, en 1971, aurait dû être accueilli par l’ex-leader national avec beaucoup de soulagement. Car, il n’aurait jamais souffert de se voir éclipsé par des personnalités aussi charismatiques. Ses premiers ministres n’étaient, désormais, que de pâles figures incapables de lui voler la vedette, de le reléguer au deuxième rang. Il était tellement obsédé par cette phobie de l’oubli qu’il avait manqué de lucidité, et n’avait pas vu venir la menace qui couvait.
Aujourd’hui, avec ou sans statue, Bourguiba appartient à la postérité, à l’Histoire. Il est plus que «destourien» (paradoxalement, ses zélateurs lui ont fait plus de mal que ses adversaires), il est Tunisien et son histoire personnelle se confond avec celle du pays. Il n’est pas seulement, celui qui avait contribué à affranchir le pays du colonialisme, il avait donné un destin à une nation. Au Levant, trop «mystique», trop irrationnel, il avait préféré l’Occident, cartésien, conquérant… Rien que pour cela, il était dans le sens de l’Histoire et ce qui se passe aujourd’hui ne fait que lui donner amplement raison.
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