Si la situation financière de la Tunisie est aussi alarmante que le décrit le gouverneur de la Banque centrale, on a bien des soucis à se faire.
Par Hédi Sraieb *
Pour des raisons encore assez largement mystérieuses, ou pour le moins imaginables, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Chedly Ayari, est sorti de sa réserve immuable. Il ne s’agit plus de communiqués commentés à la presse, comme cela a lieu de manière périodique, sur la croissance et l’indice des prix, sur les réserves de change et la valeur du dinar.
Jusque-là, le gouverneur connaissant les us et coutumes des banquiers centraux, tenait des propos mesurés, le plus souvent à dominante technique. La maîtrise du langage monétaire et financier, comme celui de la communication institutionnelle, lui ont permis, à chaque rendez-vous avec la presse, d’expliciter les paramètres de la conjoncture, de dresser en quelque sorte un bulletin de santé toujours en demie teinte. Une description neutre sans aspérités ni tonalité excessive. Tout juste parfois quelques signes de préoccupation, jamais alarmiste ! Toutes choses que les initiés seuls sont en mesure de décoder.
Un coup de tonnerre dans un ciel serein
Mais voilà que, coup sur coup, le gouverneur abandonne sa posture habituelle et se prête au jeu des micros ouverts. Il indique avoir averti le président de la république (pourquoi lui ?) de la dégradation rapide de la conjoncture intérieure comme extérieure. Mais comme si cela ne suffisait pas, le gouverneur indique que deux banques de la place risquaient de faire faillite. L’effet d’une douche froide !
Mais quelle mouche a donc piqué le gouverneur? Un éclat – hors de l’épure – qui, selon toute évidence, va faire froid dans le dos à toute la profession. C’est, tout de même, un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Car tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Après la crise bancaire de 2013-2015 et les solutions qui ont été mises en œuvre (apurement, recapitalisation, taux de provision), tout semblait être revenu à la normale. Pour preuve, toutes les banques ont, tour à tour, publié leurs comptes, affichant des performances qui feraient pâlir d’envie leurs homologues de l’autre rive.
Mais avec cette déclaration fracassante, toutes vont se demander si elles ne vont pas être exposées à un risque de contrepartie. En effet, les banques entretiennent entre elles des liens étroits, tels des participations croisées, des co-financements et autres actifs partagés. Un événement de crédit aussi radical qu’une faillite (insolvabilité et non défaut de paiement) ouvre, de facto, la porte à des conséquences en cascade, aujourd’hui méconnues. Un désarroi d’autant plus amplifié que le gouverneur se refuse à donner le nom des deux banques. A la frayeur pourrait bien succéder l’affolement. Qui cela peut-il être? Quel serait l’ampleur du sinistre? Une tragique illustration de la théorie des dominos? Bien évidemment des noms circulent. La TFB, la BTF? Rien ne filtre !
Palabres, manoeuvres et marchandages
Mais il y a tout de même bien plus grave. En cachant au grand public le nom des banques en grande difficulté, le gouverneur ouvre une boite de pandore qu’il ne sera pas en mesure de maîtriser ! Un vent de panique pourrait envahir les titulaires de comptes bancaires et les petits épargnants. Le bruit court déjà. Une rumeur qui pourrait alors se propager comme une traînée de poudre… qu’il sera alors difficile d’endiguer. Pourquoi donc ce subit alarmisme ?
Le moment choisi par le gouverneur coïncide, il est vrai, avec une dégradation accélérée de la balance des paiements courants (déficit commercial de nouveau à la hausse, recul des recettes du tourisme, des immigrés), détérioration concomitante et sur fond de regain de tensions sociales et politiques (contestation de ministres, récrimination des élus de l’assemblée). Une opinion publique désemparée, dont une partie semble vouloir en découdre. Une colère qui pourrait dégénérer en explosion sociale !
Il n’en fallait pas plus pour le président de la république pour proposer un changement de gouvernement qu’il va baptiser, longue tradition politique oblige, «gouvernement d’union nationale». On devine d’emblée la suite ! Ce qui va advenir de manière inévitable et irrésistible: des palabres dans tous les sens suivis de marchandages longs qui, au final – au mieux dans quelques semaines –, devrait aboutir à la formation d’un savant dosage de ministres et de secrétaires d’Etat, toujours fragile, toujours à la merci du moindre événement !
Le gouverneur a-t-il senti le vent venir? Agit-il de manière préventive de façon à se protéger?
Humain trop humain compte tenu du caractère chaotique de la vie politique du moment. Il se sait exposer sur sa gestion et celle de la Banque (opacité lors de l’audit des créances douteuses, de l’affaire de la BTF et ses possibles implications internationales). Homme du sérail, le gouverneur sait que nombreux sont ceux qui aimeraient le voir démis. Des voix ont déjà appelé à sa démission.
Le gouverneur semble donc avoir anticipé la bourrasque qui va en laisser plus d’un sur le carreau.
Sauvera-t-il sa peau? Détourner et écarter les attaques qui ne vont pas manquer sur son administration de la dette, la dépréciation rapide du dinar? Les prochaines semaines répondront à cette question.
Mais tout de même, à quel prix? Ses annonces en forme de menaces ne risquent-elles pas de rajouter de la confusion à la confusion et enclencher involontairement une spirale infernale?
Le contexte électrique doublé d’une forte dimension émotionnelle pourrait expliquer ces sévères avertissements.
L’homme doit connaitre Machiavel et la méchanceté de certains et de fait, être un adepte de l’adage: «Gouverner… c’est mettre ses opposants hors d’état de nuire et même d’y penser».
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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