Mehdi Jomaa donne l’air de quelqu’un qui eût oublié quelque chose, et qu’il fût revenu aux affaires pour achever ce qu’il aurait pu faire et qu’il n’a pas fait.
Par Yassine Essid
Il arrive que dans le bourbier où prolifèrent sans contrôle tant de partis politiques, des herbes folles percent, poussent, bourgeonnent librement pour quelques temps encore dans les étroits espaces encore en friche.
Ainsi, plusieurs mouvements, sans partis et sans appareils, portés par certaines personnalités, se mettent-ils en place afin de proposer une solution politique aux problèmes présents et futurs du pays.
Il arrive même que des dirigeants autoproclamés fassent preuve d’une hardiesse qui semble témoigner une réelle certitude de la victoire. C’est ainsi que l’ancien chef de gouvernement provisoire, Mehdi Jomaa, s’engage, par un acte fondateur, dans le débat public, avec son drapeau et sa couleur, en prenant le parti d’offrir au pays une solution alternative appelée à susciter une adhésion qui n’est pas sans connotation mythique.
Brain box, fan-club ou secte de Temple solaire
Le pouvoir qu’il dût céder après les élections lui laissa un goût si amer au palais qu’il ne pouvait prétendre se soustraire à son emprise. Il a commencé alors à étancher cette soif irrépressible pour la chose publique par la constitution d’un groupe de réflexion, une sorte de brain box, une boîte à idées qui rappelle cette boîte à malices d’où surgit un objet surprenant quand on l’ouvre et qui fait tant peur aux petites enfants.
Son ralliement à un parti politique ne correspondait pas à son tempérament, encore moins une logique de rapprochement avec tel ou tel candidat. Une telle posture le décida par conséquent à lancer sa propre formation politique baptisée Tunisie Alternatives (comme on dirait Tunisie Lait ou Tunisie Telecom, limitée pour le moment à un fan-club et au mieux à une secte de Temple solaire.
Pour lancer son produit et gagner l’opinion aux objectifs de son parti, M. Jomaa propose trois règles d’action, en fait trois principes de conduite censés résumer son ambition et devenir évidence pour le grand public : patrie, vision, réalisation. Trois devises qui seront peut-être un jour gravées sur les bâtiments publics. Trois courtes formules mobilisatrices qui représenteront, le moment venu, une part de marché et devraient servir à rassembler les électeurs au-delà du clivage courant qui oppose islamistes et modernistes.
Un groupe de réflexion et un club de fans.
L’emballage du produit
Mais pourquoi patrie ? Ne sommes-nous pas tous patriotes, amoureux farouches pour le sol, la terre de nos pères, celle de nos ancêtres où sont déposés les os de nos martyrs? Celle que l’on porte au cœur sans le savoir, pays auquel on est attaché par des liens puissants? Or, aujourd’hui, l’idée de patrie, qui sied très bien à une association d’exilés, est révolue. Elle fuit par les bords et menace de se perdre dans l’idée d’humanité qui implique la bonté de l’homme pour ses semblables dans un monde qui tend de plus en plus par son unification à devenir un village planétaire. Car on ne peut plus adhérer aux prémices du rassemblement universel à travers la mondialisation matérielle de l’humanité par un retour aux clans, aux tribus et à la nation.
Quant à deuxième formule, celle de vision, si elle résume une future et hypothétique activité politique, elle manque cependant cruellement à nos dirigeants, qui ne sont pas des intellectuels et n’ont qu’une conception purement gestionnaire de l’exercice du pouvoir. Car la vision n’est plus seulement l’appréhension par l’esprit d’une réalité encore bien abstraite à travers la prospective des lendemains qui chantent, mais une idée précise de ce que sera l’avenir d’un pays en dépit de l’absence de la croissance économique, du manque de dévouement citoyen pour le bien commun, du refus de soumission à la loi, du défaut de progrès technologique et ce qui s’en suit de programmes audacieux d’expérimentation, de recherche, d’innovations et d’inventions dès lors que n’existe plus de lien vital entre le personnel enseignant et les efforts d’amélioration de l’éducation. M. Jomaa est certainement convaincu que l’avenir sera radieux, mais ne sait toujours pas comment on va y arriver.
Enfin, la réalisation. Elle serait l’aboutissement de ce cheminement dans la mesure où patrie et vision suscitent le devoir d’entreprendre. Mais, peut-on de bonne foi attribuer à cette idée suffisamment de réalité ou de puissance ?
Malheureusement ce vocable, tant galvaudé, demeure dans le discours de nos politiques un cliché de plus, sans pertinence, juste une expression éculée qu’on fait revivre à volonté et qui finit par n’incarner aucun engagement.
En matière de marketing, l’idéologie commune autour de laquelle M. Jomaa nous invite à nous rassembler devait forcément générer une symbolique des formes, un logotype destiné à identifier de façon immédiate son nouveau mouvement.
Là où d’autres partis ont coutume de se précipiter sur une variation du drapeau national, de la couleur rouge, ou l’option d’un oiseau bleu déployant ses ailes qui suggère davantage le service postal qu’une perspective de développement économique dusse-t-il être islamiste, Tunisie Alternatives propose simplement trois carrés blancs, inspirant l’idée de solidité et de stabilité, sur un fond bleu qui indique le ciel, mais suggère l’idée de pureté, de paix et de futur radieux. Le dernier carré est réservé à une flèche rouge orientée vers le haut, symbole universel du dépassement de soi, du dynamisme, de la rapidité et qui impose par sa présence une certaine forme d’obéissance.
La symbolique politique de la flèche est d’indiquer la bonne direction, d’orienter dans un espace devenu complexe, de gérer les changements, de passer de l’intention à l’action. En somme, de traduire dans les faits les trois mots d’ordre de patrie, vision, réalisation.
Mehdi Jomaa rencontre le nouveau patron de l’UGTT Noureddine Taboubi.
Une carrière politique brève et controversée
Voilà de ce qu’il en est de l’emballage du produit. Arrêtons-nous maintenant à son promoteur dont la carrière politique fut assez brève mais largement controversée. Bien que ne satisfaisant que partiellement aux critères définis par les participants au Dialogue national dont devrait se prévaloir la perle rare à qui serait destinée la charge de chef de gouvernement, l’ancien ministre du gouvernement Larayedh fut promu Premier ministre par un diktat d’Ennahdha sous couvert du soi-disant consensus d’un bruyant et surestimé Quartet. Celui-ci s’est mis alors, non sans une certaine exaltation, à justifier un choix qui correspondait en réalité aux attributs requis d’un saint thaumaturge qui viendrait guérir et sauver l’humanité: bonté, confiance, loyauté, crédibilité, neutralité, rayonnement extérieur, compétence, engagement, etc.
Or, dans un pays tellement délabré et embrouillé, il fallait, pour diriger, se prévaloir en priorité d’une identité politique incontestable en plus de la qualité accessoire, aussi exceptionnelle que rarissime, de faiseur de miracles.
L’opinion publique autant que les médias avaient bien évidemment rappelé le parcours de celui promu à la tête de l’exécutif. Sans préjuger des capacités d’administration de M. Jomaa, alors non encore mises à l’épreuve, ils estimèrent toutefois difficile pour un pro de la mécanique, sans compétence politique ni légitimité historique, de régler les problèmes épineux du pays. Et la plupart allèrent jusqu’à pronostiquer que sous sa direction non seulement la gestion brinquebalante du gouvernement se poursuivrait allègrement mais, plus essentiel, qu’il n’avait pour mission que d’assurer l’impunité de tous les délits de banditisme de la troïka, la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha qui a gouverné le pays en 2012 et 2013.
Son investiture était en grande partie justifiée par la promesse de tourner la page de deux années de pouvoir islamiste en renouvelant le personnel politique, en luttant contre un certain nombre de mauvaises pratiques et en engageant des réformes nécessairement impopulaires afin de redresser le pays.
Or de ce côté, le bilan du gouvernement fut dérisoire, sans parler du manque de cohésion de ses membres, en panne d’inspiration et en manque de lucidité. L’incohérence de leurs propos, l’inefficacité des mesures prises, l’absence de crédibilité conférée à leurs actions, les initiatives ratées, étaient devenues un mode de gouvernement réduit à des avancées suivies de reculades et de progressions suivies de rétropédalages. On s’est alors vite rendu compte, qu’en fait, les maîtres mots n’étaient plus réforme, renouvellement, stabilité sociale, redressement économique, dynamisme, effort, égalité et prospérité, mais plutôt crise, endettement, protestations, insécurité, désobéissance, désespoir et violence.
Mehdi Jomaâ pense sérieusement qu’il a tout pour plaire. Qu’il lui suffirait de séduire quelques animateurs de télévision pour s’imposer en quelques semaines en alternative crédible. Les Tunisiens pourraient alors s’engager sans risque, acceptant son intendance passée comme une sorte d’intermède sans conséquence, lui trouveraient même du talent.
On a donc tout oublié. Et cet oubli jouera en sa faveur dès lors qu’il se présente à nous sous un nouveau costume. Car l’oubli est un phénomène complexe. Considéré comme normal dans le cas d’un défaut de mémoire, il devient pathologique lorsqu’il est ignorance du passé et relève alors de l’amnésie.
Aujourd’hui, Mehdi Jomaa et son mouvement sollicitent les Tunisiens par le sacrifice de la mémoire à l’accompagner dans l’effort de raviver une lumière qu’on croyait éteinte à jamais, de faire revivre le souvenir d’une belle parenthèse politique pour la sauver de l’oubli.
En se manifestant à nouveau sur la scène politique, Mehdi Jomaa donne l’air de quelqu’un qui eût oublié quelque chose, et qu’il fût revenu aux affaires pour achever ce qu’il aurait pu faire et qu’il n’a pas fait. Rappeler qu’il aurait bien pu remettre les choses en ordre si seulement on lui avait accordé à l’époque le temps nécessaire.
Cette psychopathologie du politique est devenue la chose la mieux partagée parmi les représentants de la classe politique. Elle risque cependant de ne pas durer aussi longtemps qu’on le croit et on pourrait bien voir l’opinion se mettre dans la peau de Ruy Blas en déclarant :
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon.
L’Etat s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste!
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