Recep Tayyip Erdoğan, Abdullah Gül, Yaşar Yakış, Bülent Arinç, Ahmet Davutoğl et Meral Akşener.
Les résultats mitigés du dernier référendum en Turquie l’ont bien montré: M. Erdoğan peine à décapiter l’hydre de la démocratie. A sa décharge, les têtes de la rébellion se multiplient…
Par Béatrice Chatain *
Le manque d’indépendance des sondages, comme leur caractère contradictoire, a entretenu une certaine opacité durant la campagne. Cela d’autant plus que, suite à la tentative de coup d’Etat de l’été 2016, le président a, pour un temps, fortement et brutalement gagné en popularité. Mais la piteuse victoire du «oui» en démontre l’érosion. Non seulement Ankara et les grandes villes ont montré leur désaccord avec sa politique, mais Istanbul – dont il a été maire – lui a infligé un camouflet en votant contre sa réforme. Pire, dans sa circonscription d’Üsküdar, le «non» l’a emporté par 53,3% des voix.
L’opposition ne faiblit ni dans les rues, ni au Parlement. Des oppositions multiples ouvrent des perspectives de reconfiguration politique et agitent la société civile.
Décomposition et recomposition politique
Durant les derniers mois, l’ampleur de la purge a souvent occulté les remous de la vie partisane, pourtant remuée comme jamais peut-être depuis les années 1990 par des alliances inédites et des luttes fratricides.
Au sein même de l’AKP, certaines figures historiques relèvent la tête. Mais, en reprenant sa direction, M. Erdoğan peut surveiller et évincer ses rivaux.
En effet, cette formation n’est pas monolithique face à la question de la concentration des pouvoirs. Un de ses co-fondateurs, Yaşar Yakış, affirme ne plus s’y reconnaître, tandis que certains de ses ténors cherchent à survivre ou à revenir en scène, comme Bülent Arinç. Cet ancien vice-Premier ministre, qui avait prôné le dialogue avec les manifestants du parc Gezi avant de se retirer, vient de renouer avec la vie politique. Quant à Ahmet Davutoğlu, qui a dû brutalement quitter ses fonctions de chef du gouvernement et du parti au printemps 2016, il a affirmé en janvier que «le Parlement est le bouclier et l’épine dorsale de la démocratie». Il n’a d’ailleurs pas participé aux meetings précédant le référendum. Comme d’autres pourtant, il n’a pas osé s’opposer frontalement au chef de l’Etat.
Le concurrent le plus sérieux est sans doute Abdullah Gül. L’ancien président n’est nullement opposé à un système présidentiel à l’américaine. Cependant, cet homme de compromis a toujours affirmé qu’il n’était envisageable qu’en cas de séparation des pouvoirs et «dans les démocraties matures». Il a brillé par son absence ces derniers mois, y compris lors du meeting pour le «oui» dans sa ville de Kayseri. Pour éviter un autre incident, le président l’a écarté la semaine précédant le référendum en lui confiant une délégation en Azerbaïdjan. Depuis, la rupture semble consommée. Non seulement M. Gül ne s’est pas rendu au récent congrès, bien qu’y étant expressément convié, mais il a su faire remarquer son absence en y envoyant un message. Si lui-même affirme avoir renoncé à porter un projet politique, un responsable de l’opposition a estimé que, lors des présidentielles de 2019, il pourrait être le candidat des «49% de citoyens turcs qui ont dit non au référendum».
Face au président et à l’AKP, la recomposition s’amorce : certains des partis les plus importants paraissent au bord de l’implosion et de nouvelles figures émergent.
Le Parti d’action nationaliste (MHP) est en proie à de graves turbulences. Non seulement son soutien à M. Erdoğan n’est pas accepté par la base – qui a voté à 73% contre la consigne officielle – mais son chef indéboulonnable, M. Bahçeli, est contesté en interne, et plusieurs personnalités ont été exclues. Parmi elles, Meral Akşener a mené la révolte. Son parcours personnel, commencé au centre de l’échiquier politique, pourrait lui permettre soit de dé-diaboliser son parti, soit de créer une nouvelle organisation de centre-droit.
Depuis quelques semaines, elle a rencontré les dirigeants de formations non représentées à l’Assemblée nationale, comme M. Uysal du Parti démocrate ou M. Karamollaoğlu du Parti de la félicité (islamiste). Celle-ci pourrait bénéficier de son aura d’ancienne ministre et de son influence sur l’électorat féminin. Dernièrement, Mme Akşener a affirmé vouloir constituer une équipe autour du MTP (Parti nationaliste turc). Mais l’étau du pouvoir se referme autour d’elle, M. Bahçeli et le président Erdoğan l’accusant de liens avec le réseau Gülen. Son avocat a d’ailleurs été arrêté.
Quant au CHP, il s’est bel et bien réaffirmé comme le principal parti d’opposition durant la campagne et dans la contestation des résultats. Au Parlement, un débat virulent a opposé son chef de file, M. Kılıçdaroğlu, au Premier ministre. Mais comme son homologue nationaliste, le leader kémaliste affronte une dissidence, qui réfute sa stratégie jugée responsable de nombreuses défaites électorales. Comme lui, il menace ses opposants d’exclusion, quitte à être considéré comme «antidémocratique». Contesté parmi les siens, il cherche à affirmer sa position comme chef de l’opposition en rencontrant les responsables de tous les partis ayant appelé à voter «non». Le 12 mai, il a eu lui-aussi un entretien avec M. Karamollaoğlu. N’ayant pas réussi à contrer le régime dans le champ des institutions, il dénonce le fait que la Turquie blanchisse de l’argent européen.
Le régime face aux minorités et à la société civile
Parmi, les quatre partis représentés au Parlement, le plus menaçant est le HDP : outre la gauche, il réunit autour de son programme «de paix et de démocratie» la majeure partie de l’électorat issu des minorités. Réputé pro-kurde, il fait même aujourd’hui figure de «parti des femmes»…
Depuis 2015, pour obtenir la majorité parlementaire des 3/5èmes nécessaire à l’organisation du référendum constitutionnel, M. Erdoğan s’est concilié ses adversaires nationalistes, notamment en dénonçant le terrorisme kurde. De ce fait, le président a dû affronter le vote de cette population (environ 15 millions de personnes). Malgré ses difficultés à faire campagne avec ses deux co-présidents et dix de ses députés en prison, le HDP a refusé le renforcement de l’exécutif et le monocéphalisme. Après le référendum, il a d’ailleurs introduit un recours juridique pour inéquité et fraude, immédiatement rejeté.
D’autres populations se sont mobilisées contre le président. Ce dernier a, en effet, durci sa politique discriminatoire à l’égard des minorités religieuses, ethniques ou culturelles, notamment les Alévis, qui subissent de nombreuses violences. Lors de ce référendum, ils ont su se faire entendre en Turquie comme en Europe. Et au sein de la province alévie kurde de Tunceli, le «non» a recueilli plus de 80% des voix. Il en est de même pour les Caferis de la province d’Iğdir. Tous se sentent menacés par l’évolution politique du pays, comme les 60.000 Arméniens de Turquie, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Et ce, malgré les tentatives de M. Erdoğan de se les concilier par des marchandages sur les élections à la tête des fondations religieuses…
La situation est encore plus complexe aux frontières de la Syrie. Malgré le déplacement du président, et la dramatisation de son discours suite au massacre d’Idlib, il n’est pas parvenu à se gagner la population du Hatay, majoritairement arabe et alaouite, qui vit paisiblement sa mixité confessionnelle (juifs, chrétiens et musulmans de toutes obédiences). Si certains soutiennent le régime de Bachar El-Assad, tous ou presque réclament la paix et rejettent la participation turque à la coalition. Cette province subit une insécurité grandissante, du fait de la présence de combattants de tous bords. La crise économique, liée aux carences anciennes d’infrastructures comme à la contraction récente de l’économie turque, est aggravée par la présence des réfugiés et la proximité du conflit. Ainsi, le nombre déjà faible de touristes dans cette province a encore été divisé par quatre entre mars 2015 et octobre 2016.
Le chef de l’Etat a alimenté les craintes et les oppositions. Longtemps latentes et diffuses, ces dernières commencent à se structurer au sein de la société civile.
Un peu partout, la protection de l’environnement amène des communautés locales à se soulever contre la bétonisation des littoraux ou encore la surexploitation des ressources. Dans la province d’Artvin, au nord-est, la mobilisation pacifique des habitants dure depuis plus de vingt ans contre les compagnies convoitant les gisements de cuivre, d’or et d’argent au détriment de la biodiversité, de leur sécurité et de leur santé. Mais, depuis 2016, les autorités locales répondent par la violence, arguant de l’état d’urgence. Elles sont soutenues par des groupes ultranationalistes, sensibles à l’argumentation officielle du complot kurde ou allemand (!)…
Cette révolte n’est pas seulement locale ; elle a suscité des manifestations à Istanbul, où a été évoqué un «Gezi vert». L’affaire est d’autant plus politique qu’elle implique Cengiz Holding, appartenant à un proche du président.
Dans l’industrie lourde, les grèves se multiplient. Citons la province de Zonguldak. Alors qu’au référendum de 2010, M. Erdoğan y obtenait près de 58% de «oui», la dernière réforme y a été rejetée. Entre temps, plusieurs centaines de mineurs sont morts, faute de prise en considération de leur sécurité. Leur mouvement a été réprimé.
Pire, le nouveau chef de la police, nommé par le gouvernement, a constitué des équipes de tortionnaires pour s’occuper de toute personne soupçonnée de liens avec le mouvement Gülen.
De la même manière, la métallurgie et l’automobile ont vu se multiplier les manifestations et les revendications salariales. Les ouvriers sont, en effet, parmi les premiers touchés par l’inflation et le ralentissement de la croissance économique. Au mois de janvier, le gouvernement a interdit des grèves pour «mise en danger de la sécurité nationale» : de l’huile sur le feu de la contestation… Alimentée également par la discrimination syndicale.
Depuis juin 2016, près de 1450 organisations de la société civile ont été dissoutes par le régime. Malgré tout, pendant la campagne, une plateforme a réuni les partisans du «non», intellectuels comme religieux : l’Union pour la démocratie. Récemment, un dirigeant du CHP a affirmé que le référendum avait eu l’avantage d’«ouvrir un boulevard à la société civile».
Alors que la réforme prévoyait l’abaissement de l’âge de la majorité, la plupart des jeunes ont voté contre. Si M. Erdoğan conserve le soutien des tranches les moins éduquées de la population, il perd celui des milieux d’affaires. Les entrepreneurs sont en effet inquiets face à la chute des investissements étrangers et au ralentissement de l’activité liés à l’insécurité et à la défiance suscitée par le régime, mais aussi à la répression contre le mouvement Gülen, auquel beaucoup sont liés.
Le président Erdoğan a cristallisé autour de lui les oppositions politiques, syndicales et citoyennes. De ce fait, le pays connaît un processus de recomposition; les partis traditionnels sont remis en cause par les nouvelles attentes citoyennes. Un temps, M. Erdoğan a pu y trouver son compte, son propre mouvement semblant y échapper. Ce n’est plus le cas.
Peut-être trouvera-t-il son salut dans le flot des critiques internationales ? Il est légitime pour les citoyens turcs de s’inquiéter des dérives de leur système politique. Mais est-il opportun pour les dirigeants européens de statuer en la matière, au risque de fédérer les Turcs autour de leur président, par réflexe patriotique?
* Professeur d’histoire-géographie, spécialiste de la Turquie, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.
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