Les Tunisiens aiment vanter leur jeune démocratie, expérience unique dans le monde arabe, ce qui n’est pas faux, mais pas vraiment juste non plus. Car cette jeune démocratie présente plus que de simples carences ou dysfonctionnements : de graves aberrations telles que des hors-la-loi notoires peuvent postuler, en toute légalité, à la magistrature suprême.
Par Ridha Kefi
La jeunesse et l’inexpérience ne sauraient tout justifier, surtout quand l’injustifiable est banalisé et menace de devenir la norme. Et c’est ce que nous vivons aujourd’hui dans cette république d’opérette où la démocratie est réduite à sa plus simple expression : l’organisation d’élections présidentielles, législatives et municipales à intervalles réguliers pour permettre à des partis (ou des coteries, des lobbys, des corporations, etc.) de placer leurs membres dans les postes clés de l’Etat, et en contrôler le fonctionnement.
Une démocratie d’apparat et de pure forme
Les formes sont souvent respectées, mais pour le contenu, il faut repasser, car ces hommes et ces femmes, une fois élus, oublient les missions pour lesquelles ils ont été élus et les promesses qu’ils ont faites aux électeurs et se comportent souvent comme des prédateurs, agissant en meutes affamées.
Le résultat est là : un pays au bord de la banqueroute, mal gouverné, mal géré, s’il n’est pas pillé et ses institutions battues en brèche par ceux-là même qui sont censés veiller à leur pérennité.
C’est bien d’organiser des élections transparentes, avec un contrôle plus ou moins sérieux, en amont et en aval (de l’acceptation des candidatures au décompte des voix), mais quand on n’a pas les moyens de débusquer les impostures, les tricheries, les traficotages et les abus de toutes sortes, est-on vraiment sûr de la validité du processus et de la justesse des résultats ?
Des hommes louches lorgnent le Palais de Carthage
Avant-hier, le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), Nabil Baffoun, a cru devoir expliquer qu’il n’y a aucune raison pour refuser la candidature des gens poursuivis en justice mais qui n’ont pas fait l’objet de condamnations judiciaires.
Traduire : le magnat de télévision Nabil Karoui, un hors-la-loi notoire, est autorisé à concourir pour la magistrature suprême. Et pourquoi pas, demain, se faire élire, accéder au Palais de Carthage et, fort de son immunité et des prérogatives présidentielles, proposer des projets de loi lui assurant l’impunité, à lui et à tous les corrompus de la république qui soutiennent sa candidature ?
Slim Riahi, un autre homme d’affaires, qui a amassé une fortune en Libye, sous le régime de Kadhafi, dans des conditions pour le moins inexpliquées, et qui est en fuite depuis huit mois à l’étranger, parce que poursuivi par la justice civile et militaire dans des affaires de corruption, concourt lui aussi pour la présidentielle et les législatives. Il ne cherche pas lui non plus à défendre les intérêts des électeurs, mais à s’assurer une immunité pouvant lui garantir l’impunité et le classement des affaires dont il fait l’objet par une justice complaisante et aux ordres.
Ne parlons pas du cas de Seifeddine Makhlouf, l’homme à la kalachnikov, réputé pour sa proximité avec les groupes salafistes jihadistes et surnommé l’«avocat des terroristes», dont la candidature à la présidentielle a également été acceptée par l’équipe de M. Baffoun, dont le légalisme et le souci d’appliquer la loi est à géométrie variable.
À quoi servent les lois et les institutions ?
Il faut dire que les lois tunisiennes sont ainsi faites : imprécises, partielles, incomplètes et imparfaites, elles ne prévoient pas de procédures pour empêcher la candidature du fondateur du parti, récemment créé, de Qalb Tounes (Au cœur de la Tunisie), dont on connaît la malhonnêteté et la propension à piétiner les lois et les règles. Ni celles de Slim Riahi ou Seifeddine Makhlouf, dont la place n’est pas au Palais de Carthage, mais là où vous devinez.
Les institutions publiques ne sont pas mieux faites que les lois de la république. Qu’il s’agisse de l’Isie, de la Haute instance de communication audio-visuelle (Haica), de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inclucc), de la Cour des comptes, ou même (et surtout) de la justice, toujours aux abonnés absents, laissant pourrir les dossiers impliquant les gros bonnets, toutes se montrent désarmées et incapables d’agir dans le sens de la préservation sinon de la loi, du moins de la morale et de l’éthique.
Ces institutions disposent de lois, de personnels, parfois prolifiques, et de budgets payés par le contribuable, mais on se demande parfois à quoi servent-elles, car elles peinent, par manque de moyens, par incompétence ou par lâcheté, à accomplir leur mission et à imposer un minimum de transparence, de droiture et d’intégrité à une «faune politichienne» souvent fâchée avec la loi et la morale
Car la démocratie, rappelons-le, ne se fonde pas seulement sur un corpus de lois et de règles édictées par une Constitution, elle se fonde aussi sur l’obligation pour tout acteur politique, à tous les niveaux de responsabilité, de respecter la morale et l’éthique dans tous leurs faits et gestes. Ils sont censés être des modèles de probité et d’intégrité, et non des as de la tromperie et de la fourberie, comme les sieurs Nabil Karoui, Slim Riahi ou Seifeddine Makhlouf.
Allons-nous vers une dictature des mafieux ?
Le problème est que, souvent, les abus commis par les candidats aux précédentes élections (financement douteux, falsification de documents, dépassements de toutes sortes…) sont consignés dans des rapports remis à qui de droit, mais ils ne sont jamais suivis d’effet. Les infractions révélées ne donnent pas lieu à des poursuites en justice, à des sanctions financières ou, du moins, à une dénonciation publique, notamment par la publication des rapports, avec les noms et prénoms des auteurs des infractions et le parti au nom duquel ils se sont présentés.
Pire encore, ces «délinquants politiques», qui ont proliféré ces dernières années, poussant comme des herbes folles dans un champ au terreau fertile, se représentent de nouveau aux élections et leurs candidatures sont acceptées illico presto par l’Isie, qui ne trouve rien à redire. Cela a un nom : le silence complice ou l’omerta qui est, on le sait, la loi de la mafia.
Remplacer un régime autoritaire par un autre gangrené par la mafia : est-ce cela que les Tunisiens ont recherché en renversant Ben Ali, en élisant une constituante et en promulguant une nouvelle Constitution ?
Cette question mérite d’être sérieusement posée à la veille de consultations électorales dont l’issue, incertaine, suscite l’inquiétude d’une majorité de citoyens.
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