Blocus aérien, couvre-feu, confinement total, état d’urgence… : en Tunisie, la crise sanitaire bat son plein et vient envenimer la crise économique. Même si la priorité reste focalisée sur la protection du capital humain, l’économie ne doit pas être laissée pour compte! Celle-ci glisse dangereusement sur le toboggan de la récession, avec une vélocité et des chocs sans précédent.
Par Dr Moktar Lamari *
Disons-le et d’emblée : la récession économique issue de la présente crise sanitaire sera, et sans aucun doute, à deux chiffres, pouvant aller jusqu’à une perte de 15% de la richesse nationale (PIB) créée annuellement en Tunisie, pour 2020. Et comme un sirocco qui ravage tout à son passage, cette crise sanitaire va ensevelir, et dans des proportions plus fortes, le pouvoir d’achat et la qualité de vie de deux citoyens sur trois.
Ce constat, ses non-dits sociaux et ses trends économiques sont scrutés finement par les radars du Fonds monétaire international (FMI). Cette semaine, le FMI déclare, à Washington, que la crise économique qui sévit avec la pandémie du Covid-19 sera plus grave que la crise économique mondiale de 2008-2009. Le FMI ajoute que la récession économique sera encore plus grave et plus néfaste pour les économies déjà précaires et dont les politiques publiques sont déjà étranglées par la dette, étouffées par divers déficits (budgétaires, commerciaux, etc.) et par une mal-gouvernance endémique.
Soigner le «bobo», sans tuer le patient !
Cette cynique métaphore a été utilisée par le président américain Donald Trump, il y a seulement deux jours. Ce président milliardaire et à la tête de la première économie du monde plaide pour des politiques sanitaires très averties de leurs conséquences économiques. C’est la même tonalité exprimée par le président français et par la chancelière allemande. Tous ces présidents et leaders mondiaux ne veulent pas perdre leur avance économique, et pour rien au monde ne veulent voir la Chine, la Russie… les devancer économiquement pour avoir maîtrisé plutôt le Covid-19, et plus vite, plus efficacement.
L’arbitrage entre économie et santé n’est pas simple… mais il est d’une actualité vitale !
Cet arbitrage est à faire entre, d’un côté, des médecins experts et politiques de santé modulées, de l’autre des économistes chevronnés et des politiques économiques soucieuses du pouvoir d’achat et de la création de la richesse.
À trop vouloir s’acharner et aveuglément contre le Covid-19 (ennemi invisible et incertain), et à tout prix, les mesures improvisées et mal-calibrées peuvent créer plus de mal que de bien pour l’économie, et indirectement pour le bien-être des populations de la Tunisie dans son ensemble.
Les tenants de cet arbitrage incertain et complexe, la grippe tue en Tunisie, bon an mal an, 0,2% de la population atteinte, alors que le Covid-19 tuera 2% des populations atteintes et directement infectées.
Tout compte fait, les décideurs doivent examiner les impacts de leurs décisions et réglementations liées à la pandémie du coronavirus. Aucune évaluation d’impacts des réglementations qui déboulent aveuglément.
L’économie tunisienne est à bout de souffle !
En Tunisie, la crise sanitaire frappe de plein fouet et indistinctement, secteur formel et secteur informel. Au niveau du secteur formel, le secteur touristique a déjà mis la clef sous la porte, avec presque 200.000 licenciements. De grandes incertitudes planent quant aux perspectives de reprise pour la saison estivale, et probablement pour l’année à venir.
Déjà en berne, les secteurs industriels vont se rétracter davantage, notamment face à une demande nationale et internationale qui se contracte à vue d’œil. Les industries tunisiennes sont intensives en main-d’œuvre, et c’est pourquoi elles subiront encore plus fortement les impacts de la crise sanitaire créée par le Covid-19.
Et c’est malheureusement le cas du tissu industriel tunisien, dominé par le textile, l’assemblage et l’agro-alimentaire. Les cours des matières premières piquent du nez et les exportations du phosphate, gaz et pétrole ne peuvent que réduire leur valeur ajoutée.
La fermeture illico presto des souks hebdomadaires, des restaurants, des cafés, des entreprises dédiées au transport et autres grands employeurs du secteur du tertiaire mettent en chômage forcé plus de 600.000 actifs. Ces fermetures ne sont pas toujours justifiées et bien calibrées dans leur opérationnalisation… Elles coupent des revenus et détruisent des emplois vitaux pour la Tunisie profonde.
Les PME, qui constituent plus de 95% des entreprises tunisiennes, accuseront le coup, avec plusieurs dizaines de milliers de faillites et de fermetures.
Élyes Fakhfakh, le chef de gouvernement, a décidé la semaine dernière que seulement 1,5 million de travailleurs seront autorisés à travailler et à se déplacer, décrétant manu militari le confinement de plus de deux millions d’actifs, pour au moins deux semaines. Mais, on le sait que cela va durer au moins quatre semaines, considérant les retards et les aléas dans la mise en application des mesures sanitaires imposées par le gouvernement.
Dans le décor, la crise du Covid-19 arrive en Tunisie, alors qu’on recense au moins une personne sur trois vivant la grande pauvreté, suite au chômage ou autres précarités climatiques… et sécuritaires. Ces franges de précaires n’ont pas toujours des maisons décentes pour y être confinées durant le couvre-feu sanitaire… n’ont pas la même attitude au risque que les classes aisées et au pouvoir. Elles ne sont pas prêtes à être à la merci d’une gouvernance très politisée, ayant démontré ses échecs depuis 2011.
Le secteur informel, qui a toujours joué l’amortisseur des chocs et imprévus pour le pouvoir d’achat des consommateurs, est mis en cale sèche, avec la fermeture des frontières, l’interdiction des déplacements interurbains et la fermeture des souks informels.
Le tout fait que l’économie tunisienne risque de déprimer fortement, avec des taux de récession à deux chiffres. Avec toutes les conséquences sociales, sécuritaires et humanitaires liées.
Le FMI met le cap sur le sanitaire et sonne l’alarme économique !
En annonçant sans équivoque que l’année 2020 sera une année catastrophique sur le plan de la croissance mondiale, le FMI appelle les gouvernements à mettre le cap sur une lutte sans merci à la crise du Covid-19. Mais, le FMI sonne l’alerte pour éviter de laisser tomber l’économie et faire planer plus de pauvreté, plus d’insécurité et de mal-être pour les populations fragiles.
Le FMI donne également une petite lueur d’espoir : la crise sera dévastatrice, mais durera moins longtemps que ses précédentes.
Le FMI confirme que la crise économique serait plus dévastatrice que celle engendrée par la crise des subprimes en 2008 qui a conduit le monde à une récession de 1 à 15 % en 2009. Là où la crise des subprimes était structurelle, véhiculée par un dégonflement de bulles factices, la crise sanitaire actuelle sévit de manière conjoncturelle, mais bien de façon plus agressive et plus destructive pour le tissu économique.
La bonne nouvelle : le FMI ajoute que la reprise économique sera de retour en 2021. Et il précise que «l’impact économique est et sera grave en 2020, mais plus le virus est arrêté rapidement, plus la reprise sera rapide et forte».
Au-delà de la dualité entre impératifs sanitaires et impératifs économiques, les politiques gouvernementales de la Tunisie doivent mobiliser plus de moyens budgétaires, de façon mieux coordonnée et proactive pour éviter la baisse du pouvoir d’achat, le déclin de l’investissement et pour ralentir la paupérisation galopante.
Le FMI le dit explicitement «dans ce cas, les gouvernements doivent concilier les impératifs sanitaires avec ceux de l’économie, en utilisant des mixtures de politiques ciblant des secteurs et des populations spécifiques avec allègement des taxes (politiques fiscales), plus de subventions (politiques sociales) et des politiques monétaires moins restrictives».
En Tunisie, les mesures économiques annoncées par le gouvernement Fakhfakh sont franchement rachitiques, lentes à mettre en place et surtout très peu ciblées. Ces mesures sont globalement mal communiquées, mal calibrées et peu cohérentes entre elles.
L’économie tunisienne est à bout de souffle! Dans le contexte, elle a besoin d’être ventilée pour passer au travers cette double crise, sanitaire et économique.
La Banque centrale doit impérativement relaxer le crédit, injecter plus de liquidité et sortir de son aveuglement monétariste. Elle doit réduire son taux directeur d’au moins 2 points de pourcentage, rapidement et avant qu’il ne soit trop tard.
La quasi-totalité des investisseurs, des employeurs et des ménages sont endettés, sont pris à la gorge par leurs coûts de production (salaire, intérêt, dette, etc.), alors que leurs revenus, leur compétitive et leur pouvoir d’agir sont en chute libre.
* Universitaire au Canada.
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