Enfin des statistiques officielles qui cernent les impacts économiques du Covid-19 et le confinement lié. Deux récentes publications, signées par des économistes crédibles montrent que le confinement va coûter extrêmement cher pour l’économie tunisienne. Avec une baisse de la croissance du PIB, à deux chiffres, la richesse tunisienne aurait en 2020 perdu ce qu’elle a accumulé en croissance durant les 10 dernières années. Explications et implications…
Par Moktar Lamari, Ph.D. *
On apprend dans ces publications qu’une semaine de confinement fait perdre à la Tunisie 1% du PIB selon les derniers chiffres de l’INS et détruit provisoirement plus de 35.000 emplois (IFPRI). Les trois mois de confinement pourraient, grosso modo, faire chuter le PIB de presque 11,6 %, soit 12 milliards DT (ou 1 100 DT per capita) et auraient comme conséquence de détruire provisoirement plus de 430.000 emplois.
Un confinement basé sur une approche bureaucratique «command and control»
Fin mars déjà, des économistes avertis et non complaisants avec l’establishment politique ont décrié, haut et fort, un confinement mur-à-mur, disproportionné et décidé à l’aveuglette, sans études d’impacts préalables. Ils s’inquiétaient de voir que la gouvernance du confinement était menée de manière politisée, bureaucratique et surtout «bancale», véhiculant la peur, pariant sur le tout médical et faisant tabula rasa des impacts économiques : récession, chômage, dette et pauvreté.
La démarche gouvernementale en matière de management du confinement et les mesures liées ont dévoilé aussi un attachement atavique à une gouvernance fondée sur les bonnes vieilles méthodes qui se limitent au «command and control», sans flexibilité, sans modulation et sans recherche d’efficience opérationnelle.
Évaluation oblige, des statistiques sérieuses ont récemment mesuré l’ampleur de la «casse» économique, causée par un tel confinement et une telle indifférence aux impacts économiques. Qu’apprenons-nous à ce sujet? Et comment rectifier la trajectoire des politiques économiques liées à la sortie de la pandémie du Covid-19 ?
Une semaine de confinement coûte 1% du PIB
Il y a 5 jours, l’Institut national de la statistique (INS) sort de son silence, pour dire que pour le premier trimestre, qui comptait que 2 seules semaines de confinement (du 14 au 31 mars) a généré une perte dans le produit intérieur brut (PIB) de presque 2% (comparaison du 1er trimestre 2020, avec le 4e de 2019). Un confinement qui génère une perte sèche de presque 2,2 milliards de DT (deadweight loss).
Dit simplement, une semaine de confinement total équivaut à une perte d’un peu plus qu’un milliard de DT (340 millions $US) de richesse nationale, que l’économie tunisienne aurait produit en temps normal.
L’INS ne s’est pas prononcé encore sur les pertes économiques liées à la douzaine de semaines de confinement imposée, manu militari, à l’économie durant le deuxième trimestre (avril, mai, juin). En attendant, un organisme international l’a fait à sa place, et cela est publié, chiffres à l’appui. Cette étude, publiée la semaine dernière est éditée sous forme de policy note, avec hypothèses, méthodes, statistiques, scénarios et résultats. Rédigé en anglais, le policy note a probablement échappé aux radars des médias tunisiens, élites politiques et «chroniqueurs» attitrés.
Le document est signé par un prestigieux institut de recherche (IFPRI : International Food Policy Research Institute), un organisme sis à Washington DC et ayant investi pour éclairer la prise de décision en Tunisie. Les données empiriques utilisées sont très crédibles, puisqu’issues de l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ). Les auteurs ont utilisé des techniques de simulation à la fine pointe des méthodes économétriques; et ceux-ci sont très respectés par leurs pairs.
Ils nous apprennent que la douzaine de semaines de confinement a asséné un vrai coup de marteau à une économie, déjà mal au point, et qui n’avait pas besoin d’une autre épreuve liée à un confinement mur-à-mur, sans modulation et piloté à vue, sans études d’impact ex ante.
Avec 6 semaines de confinement total et 6 semaines de confinement partiel, l’économie est «choquée», ébranlée sérieusement pendant au moins 3 mois. Et cela n’est pas fini, les méfaits latents et les ondes de choc vont sévir encore au moins pour un an, si tout va bien.
Les auteurs ont construit leur modèle et simulé leurs investigations à partir d’une matrice intersectorielle (input-output), utilisant des données observées selon les secteurs sinistrés et concernés, à la grandeur de l’économie tunisienne.
L’étude de l’IFPRI (l’étude américaine) arrive quasiment au même proxy que celui obtenu par l’INS : une semaine de confinement coûte approximativement 1% du PIB.
Les 3 mois de confinement font perdre, selon cette étude, exactement 11 % du PIB. Faites le compte, c’est dramatique pour la Tunisie, pathétique pour sa gouvernance et indigne des aspirations de la transition démocratique. Et pour cause : une telle gouvernance a sauvé des vies, mais creusé les sillons d’une pauvreté qui ronge sûrement et doucement le capital social et le capital humain du pays.
Un confinement qui a amplifié la paupérisation
L’étude américaine montre que le confinement associé au Covid-19 pourrait, pendant le 2e trimestre 2020, faire perdre (provisoirement?) à l’économie 430.000 emplois. Certes, il s’agit d’un proxy, avec une forte marge d’erreur.
Autrement dit, l’étude avance qu’avec le confinement la Tunisie compte aujourd’hui plus d’un million de chômeurs : aux 650.000 chômeurs existants s’ajoutent plus de 430.000 nouveaux chômeurs.
Avec autant de chômeurs, la pauvreté ne peut que repartir à la hausse, avec son lot d’imprévus, en termes de tensions sociales et d’instabilité politique liée. L’été 2020 sera chaud en revendications et pressions issues de la rue et des milieux précaires.
Les conclusions de l’étude américaine portent à croire que les populations rurales ont été sérieusement impactées par les pertes de revenus, accentuant la paupérisation qui ronge déjà la Tunisie profonde.
En revanche, ce ne sont pas les pauvres du monde rural qui vont trinquer le plus! C’est plutôt les pauvres des quartiers et bidonvilles périurbains qui ont accusé le coup de façon sévère et douloureuse pour le pouvoir d’achat.
Les secteurs les plus sinistrés par un confinement rigide et disproportionné sont ceux de l’industrie et des services. L’agriculture apparaît comme étant le secteur le plus résilient, même si les récoltes céréalières et oléicoles vont être moins généreuses pour 2020, comparativement à l’année 2019.
Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, c’est la production du secteur industriel (manufacturier et non-manufacturier) qui a le plus souffert du confinement et du Covid-19. Le secteur des services, y compris le tourisme, arrive second dans la liste des secteurs économiquement sinistrés par le Covid-19… et par ces mesures de confinement, décidées en Tunisie et ailleurs dans le monde.
Extrapolant les résultats de l’étude américaine et confirmée par les derniers chiffres de l’INS, on est porté à croire qu’une semaine de confinement finit par détruire provisoirement presque 35.000 d’emplois. Certes, une grande partie de ces destructions d’emplois sont liés au contexte international et la fermeture des frontières internationales! Mais, l’essentiel est lié à la gouvernance d’un confinement mal-calibré et piloté de manière hiérarchique, unilatérale par le ministre de la Santé et le «collège» de médecins qui l’entourent.
Repenser les politiques publiques anti-Covid-19
Les statistiques publiées dévoilent l’ampleur de la casse économique liée au confinement. Mieux encore, ces statistiques doivent permettre de repenser les instruments et les leviers gouvernementaux pour venir en aide aux personnes, communautés, entreprises et secteurs d’activité.
Les données rendues publiques portent à croire que les aides et mesures d’accompagnements apportés par le gouvernement sont largement en-deçà des attentes et des besoins. Les aides pour les familles sinistrées par le confinement devraient atteindre les 400 dinars par mois de confinement (soit le double de ce qui est promis).
Désormais, et à l’avenir proche, la lutte contre la pauvreté doit constituer le principal cheval de bataille des politiques publiques et des agendas de l’action collective. Les confinements ont renforcé la détresse des couches les plus démunies et cela laissera des traces indélébiles dans les trajectoires des mouvements sociaux et revendications à venir, pour les mois à venir.
Autrement dit, les ajustements budgétaires à venir et les politiques fiscales doivent mettre le cap sur la lutte à la pauvreté, en plus de la relance économique post-Covid-19. Les subventions et les incitatifs fiscaux doivent trouver les moyens de financement requis, en réduisant la taille de la fonction publique, en réduisant les gaspillages dans les dépenses gouvernementales et le train de vie des élites au pouvoir (gouvernement et parlement). Des mesures douloureuses qui ont besoin de communication, de leadership et surtout du courage politique, dans les différentes sphères : gouvernementales, parlementaires et syndicales.
Dans la même veine et pour relancer l’économie, les PME et les secteurs industriels et touristiques notamment, la Banque centrale doit sortir de son acharnement monétariste pour revoir sa politique monétaire, et ajuster impérativement à la baisse son taux directeur d’au moins 2 points de pourcentage. L’accès au crédit bon marché doit compenser le manque de moyens de l’État et le déficit de courage des élites politiques.
Avec une baisse de la croissance du PIB, à deux chiffres, la richesse tunisienne aurait en 2020 perdu ce qu’elle a accumulé en croissance durant les 10 dernières années.
Face au contexte, les politiques publiques doivent recentrer l’État sur ses missions essentielles (éducation, justice, santé, services sociaux, justice, sécurité, etc.). La Tunisie du post-Covid doit donc privilégier une approche fondée sur le principe : l’État autant que nécessaire, le marché autant que possible!
Enfin, les politiques publiques doivent changer de cap, pour adopter une politique franchement contre-cyclique, contrairement aux politiques procycliques actuellement à l’œuvre, et souvent imposées par les diktats du FMI.
* Universitaire au Canada.
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