Des quartiers entiers de la capitale libanaise sont dévastés à la suite d’une double explosion survenue, le 4 août 2020, au port de Beyrouth. Tous les indices récoltés, jusqu’à présent, pointent du doigt le hangar n°12, où était entreposées 2.750 tonnes de nitrates d’ammonium, un produit hautement explosif, dans des conditions peu précautionneuses.
Par Raef Jerad *
La double explosion du port de Beyrouth interpelle par l’ampleur des dégâts occasionnés. Derrière le discours qui vante les mérites de la dérèglementation et de la circulation libre des biens, se profile une dérégulation inquiétante des flux marchands transnationaux.
Les ports, aéroports et passages frontaliers terrestres sont présentés comme le fer de lance d’une économie prospère. Elle est d’autant plus prospère qu’elle réussit à se brancher, toujours plus étroitement, sur les flux internationaux. Ces lieux de transit sont réputés des fenêtres d’ouverture sur l’universel, participant à la fécondation croisée des cultures. Il s’agit là d’un fait indéniable et admirable. La frontière, aujourd’hui, dit-on, rassemble et unit plus qu’elle ne sépare et divise.
Habiliter au libre-échangisme
Le récit idyllique d’une économie-monde opérant dans, et entraînant dans ses sillages, la distribution universelle de ses fruits est de plus en plus contesté, autant que contredit par les faits. Les illusions de la mondialisation économique heureuse se dissipent. Les délocalisations, les défiscalisations et amenuisement des recettes de l’État, l’érosion des tissus économiques des pays les moins compétitifs, les protestations et révoltes liés au chômage et au travail précaire, la montée des conservatismes et des partis radicaux, participent à cette désillusion.
Le constat que les flux transnationaux sont maximisateurs du bien-être collectif et gage d’un monde plus intégré et pacifié se découvre partiel et partial. Il ne représente que la part la plus visible (car la mieux défendue) d’une réalité qui est loin d’être monolithique. On conteste, ou on feint d’ignorer ou oublier que ces passerelles de l’échange sont aussi, et en même temps, des lieux de confrontation, au sens premier comme symbolique du terme. Les foyers de déstabilisations importées se rajoutant, souvent, à celle couvant à l’intérieur. Ils sont convertibles, au gré des conjonctures et des intérêts, en des portes qui laissent se faufiler le brusque et l’imprévu. Comme un talon d’Achille des nations confrontées à des flux, humains, marchands, idéels et financiers, toujours plus denses, dépassant leurs moyens de gestion et leur capacité de digestion.
Il ne s’agit nullement ici de défendre le souverainisme, idéologie teintée de conservatisme et de nationalisme exacerbée. Elle demeure incapable de dessiner, dans ses développements théoriques, une alternative crédible au modèle de l’économie de marché globalisée. Elle s’est avérée, surtout, impraticable. Cuba s’en détourne, aujourd’hui. La Corée du Nord s’y accroche (jusqu’à quand ?) au prix d’une subsistance à la marge de la société internationale et d’une survie en dehors de l’histoire. Le souverainisme de la dynastie Kim n’arrive, d’ailleurs, à s’affirmer et à se perpétuer que par l’emploi de la violence contre les Nord-Coréens. Et par le recours à l’agressivité et à la provocation contre les autres nations.
Pour un bon nombre de pays, notamment du sud, la gestion des flux marchands reste, toutefois, du moins déficiente, sinon chaotique. En dépit d’un mouvement de codification des règles du commerce international, les pays qui rabattent leurs frontières, escomptant s’en tirer des points de croissance et un accès moins coûteux à l’endettement extérieur, ne sont guère soutenus dans leurs efforts pour se doter d’infrastructures frontalières fiables. Il en va, pourtant, de la viabilité et de la vitalité de l’économie de marché globalisée.
Il faut comprendre que ces espaces d’accès au territoire national relèvent, pour des pays souvent instables et institutionnellement déficients, de la sûreté nationale. Or, sans la sécurité des transactions, le commerce se rétracte et la récession pointe son nez.
Victime et coupable(s)
Le Liban, meurtri suite à la double explosion causée par une cargaison de nitrates d’ammonium stockée, sans grandes précautions, au port de Beyrouth, en offre, aujourd’hui, le triste exemple. Il a été conduit, suite à des dysfonctionnements étagés, aussi bien en matière de régulation multilatérale des flux du commerce maritime, que de réactivité de ses institutions internes face à une menace pressante et d’envergure, à héberger sur son propre sol, depuis novembre 2013, un produit hautement explosif. Il n’en avait ni besoin ni, en conséquence, les moyens de gestion.
La cargaison a été chargée depuis la Géorgie, sur un navire délabré battant pavillon moldave, propriété d’un homme d’affaires russe, domicilié à Chypre, en direction de Mozambique, et ayant fait escale en Grèce. La «marchandise», les tonnes de nitrate d’ammonium, n’arrivera jamais à sa destination finale. Elle ôte la vie à des centaines de Libanais. Elle rend la vie de dizaines de milliers d’autres, en une époque marquée par une double crise politique et économique profonde, encore plus difficile.
Il est assez déconcertant de constater qu’aucune allusion n’est faite, dans les discours officiels et les commentaires médiatiques, à la responsabilité éventuelle, partielle et indirecte (à établir par les enquêteurs), d’aucun de ces six pays. Ils étaient pourtant tous, à des degrés pouvant être, à vrai dire, très infimes, les maillons de la chaîne ayant conduit au drame. Seul le Liban en serait le coupable, en même temps qu’il en est la seule victime. Plus explicitement, la bonne conscience accepterait mieux qu’il en soit la seule victime dès lors qu’il est désigné comme le seul coupable.
Menace globale, responsabilité collective
La négligence avérée des responsables nationaux impliqués dans le maniement de la cargaison de nitrate d’ammonium, la lourdeur bureaucratique et la lenteur de la justice, le confessionnalisme ambiant et son interférence pernicieuse avec la gestion publique, ne doivent pas être utilisés comme les présomptions d’une culpabilité totale et isolée de l’État libanais. Alors que ses blocages et faux pas sont légion, il ne doit pas être inculpé, de surcroît, des manquements des autres.
Le laisser-faire et la corruption, en mer et sur d’autres terres, ont indéniablement contribué à ce que le Rhosus ne quitte jamais le port de Beyrouth depuis son accostage en 2013. Avec la solidarité internationale (salutaire et salué), il est aussi et si urgent d’établir les responsabilités. Celle-là ne devant pas évacuer celles-ci.
Toutes les nations en sont collégialement responsables. La sécurité des flux ne peut logiquement incomber à l’une pour exonérer toutes les autres. Tout le monde a adhéré au libre-échangisme et, de ce fait même, a revêtu ce système de force obligatoire. Le choix, plus ou moins libre et éclairé, au départ, de tous, est devenu un diktat. Tenter ou promettre de s’y soustraire est pure populisme. Il est devenu l’horizon indépassable de classes politiques contraintes de croire en la fin de l’histoire. Car n’ayant autre alternative à offrir que les «standards internationaux».
Toutes les nations sont, également, des victimes potentielles. Car risquant de voir se reproduire, sur leur sol, un jour ou l’autre, l’irréparable. La nécessité d’instaurer une régulation institutionnelle internationale, commandée par d’autres paradigmes que ceux de la bureaucratisation et de la perpétuation des privilèges des plus puissants (États soient-ils ou firmes multinationales), s’impose, après cet accident d’ampleur inédite, à tous.
Hommages à toutes les victimes du pays du cèdre. Morts et blessés du corps et de l’esprit. Nation résiliente. Pays gâté par la géographie, comme par l’histoire. Sauf contemporaine.
* Enseignant-chercheur en science politique. Université de Sousse, diplômé du Cycle supérieure de l’Ecole nationale d’administration (ENA).
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