Tunisie : Kaïs Saïed ou le malentendu permanent

Le président de la république, Kaïs Saïed, a attendu près d’une semaine, alors que les critiques s’élevaient pour dénoncer son insupportable silence face aux drames que vivent les Tunisiens, pour qu’il réagisse enfin en optant pour une réaction à minima, dont la langue de bois risque de susciter encore plus de colère parmi ses concitoyens. (Illustration : Kaïs Saïed «discute» du drame de Zarzis avec sa Première ministre).

Par Ridha Kéfi

C’est en recevant, vendredi 14 octobre 2022, au palais de Carthage, la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, que le chef de l’Etat a enfin discuté de l’affaire du naufrage d’une embarcation à Zarzis, dont on a commencé à découvrir les corps des victimes rejetés par la mer depuis plus d’une semaine, drame qui provoque depuis une très vive émotion parmi les habitants de Zarzis et les Tunisiens en général, révoltés contre l’indifférence des autorités régionales et nationales. «Il s’agit d’un sujet suivi chaque jour par le président de la république, depuis l’annonce de la disparition de l’embarcation», a précisé le communiqué de la présidence dans ce qui ressemble à une vaine et tardive justification qui ne convaincra personne, car qu’est-ce qui a empêché la présidence de la république de communiquer sur le sujet d’une manière ou d’une autre pendant toute une longue semaine ?

M. Saïed se défausse sur les victimes et leurs familles

«Le président de la république a donné ses ordres à la marine nationale et aux autorités régionales de multiplier les efforts pour chercher les naufragés, tout en présentant toutes ses condoléances aux familles des victimes et ses remerciements aux habitants de la région, notamment aux propriétaires d’embarcations pour leurs efforts, afin d’épauler les unités militaires, sécuritaires et de la protection civile», lit-on encore dans le même communiqué, ajoutant que «la présidence a assuré aussi que Saïed partage la tristesse des Tunisiens et des Tunisiennes mais le devoir impose d’étudier les causes qui poussent des enfants à penser à se jeter dans la mer et dans les embarcations de la mort.» 

Outre le récit pas très précis des faits rapportés par les médias sur le manque de réactivité des autorités face au drame, cette réaction est pour le moins maladroite, déplacée voire insultante pour la mémoire des victimes et pour la douleur de leurs familles sur lesquelles la plus haute autorité de l’Etat se défausse ainsi lamentablement, en jetant sur elles la responsabilité du drame, feignant d’oublier qu’il revient plutôt à l’Etat, dont M. Saïed détient tous les leviers, d’«étudier les causes qui poussent des enfants à penser à se jeter dans la mer et dans les embarcations de la mort». Mais pas seulement. Il incombe aussi à l’Etat qu’incarne M. Saïed de donner de l’espoir aux jeunes, de leur ouvrir des perspectives et de leur trouver un travail digne qui les détourne des aventures coûteuses, périlleuses et risquées de l’émigration illégale. Mais cela M. Saïed feint de l’oublier : il est très occupé à guerroyer contre des moulins à vents et n’a de tête qu’à la mise en œuvre de son projet politique personnel qui consiste à mettre son grappin sur toutes les institutions de l’Etat, y compris l’Assemblée qui devra être élue le 17 décembre prochain.

Mais que fait donc le chef de l’Etat ?

D’ailleurs M. Saïed est tellement obnubilé par la mise en place d’un système implacable de pouvoir personnel (il n’a la tête qu’à ça) qu’il en oublie de s’occuper aussi des problèmes quotidiens des Tunisiens qui font face aux pénuries de toutes sortes (essence, sucre, café, thé…), à la hausse vertigineuse des prix, à la détérioration du pouvoir d’achat et à la dégradation continue des services publics (éducation, santé, transport…). Au point aussi qu’il en a oublié, en tant que père de la nation, d’exprimer sa compassion pour les familles des victimes du drame de Zarzis qui émeut toute la nation depuis plus d’une semaine.

Non seulement M. Saïed n’a pas jugé nécessaire d’aller présenter lui-même directement ses condoléances aux familles des victimes pour les aider à supporter leurs immense douleur, mais il a même omis de déléguer pour cette mission sa cheffe de gouvernement, dont on se demande si elle sert encore à quelque chose, ou encore l’un de ses ministres dont l’incompétence n’a d’égal que l’irresponsabilité.

Non vraiment, là où en est aujourd’hui la situation en Tunisie sur tous les plans, M. Saïed ne peut plus continuer à rejeter la responsabilité de ses carences et de ses manquements sur ses opposants et sur les gouvernements précédents, car au bout de près de trois ans de son mandat, les Tunisiens ne voient aucune amélioration de leurs conditions. Pire encore, ils font face à des problèmes qu’ils n’ont jamais eu à confronter auparavant, même dans les pires moments de leur histoire contemporaine.

Trop de paroles, et si peu d’actes

L’ancien régime tombé en 2011 et Ennahdha, qui a gouverné le pays entre 2011 et 2021, ont certes bon dos, et on peut leur reprocher beaucoup de choses – on ne s’est d’ailleurs jamais privés de le faire sur ces colonnes et en des termes parfois virulents –, mais force est d’admettre que la situation en Tunisie n’a jamais atteint un niveau de dégradation et de désespérance semblable à celui que vivent aujourd’hui les Tunisiens. 

C’est là, M. Saïed, la principale cause «qui pousse des enfants à penser à se jeter dans la mer et dans les embarcations de la mort». Il est temps que vous l’admettiez et que vous fassiez quelque chose pour essayer de remédier au phénomène de l’émigration illégale, autrement que par de vaines paroles dont le seul but est de botter en touche.

Ce phénomène a certes commencé il y a une vingtaine d’années, mais force est de constater aussi qu’il a atteint aujourd’hui des niveaux inédits avec désormais des corps de femmes et d’enfants charriés par les vagues, découverts par les pêcheurs flottant sur l’eau ou rejetés sur les plages, des corps du reste enterrés à la hâte dans l’anonymat le plus total par les autorités locales qui ne prennent même pas le soin d’essayer de les identifier et de permettre ainsi à leurs familles de les enterrer dignement.

Monsieur le président, ce n’est pas en promulguant des décrets-lois que l’on impose son pouvoir régalien et qu’on assume pleinement son rôle de chef d’Etat, mais aussi et surtout en partageant les peines de son peuple et en essayant de soulager sa douleur. Quand allez-vous enfin le comprendre ? 

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