Aux origines de la crise morale dans la «nouvelle Tunisie»

La «nouvelle Tunisie» où nous vivons est le fruit de l’effondrement du système éducatif qui a commencé sous Ben Ali et s’est accéléré au lendemain de la révolution de 2011. Le mérite y est délaissé au profit de la médiocrité intellectuelle, de la bigoterie religieuse, de la corruption banalisée et du culte de l’argent facile. (Outre le football, qu’est-ce qui rassemble aujourd’hui les Tunisiens ?)

Par Mohamed Sadok Lejri *      

Tout à l’heure, en partant d’une déclaration qui a été faite par l’un des invités de son émission ‘‘Presse dimanche’’ sur Radio Med, Lotfi Laamari a posé une question très intéressante : «Comment ça se fait que le pays soit plongé dans une profonde crise morale et qu’en même temps une vague religieuse et conservatrice déferle sur le pays depuis des années ?»

Même si l’invité de Laamari, Nizar Ayed, est loin d’être indemne de tout reproche, je suis d’accord avec lui : la Tunisie vit une crise morale. En effet, sous Ben Ali, le pays a été détruit pan par pan. Le pays était mis en coupe réglée par une bande d’affairistes mafieux et l’administration était rongée par une corruption qui est passée dans les mœurs et qui est devenue une valeur.

Les avantages et les récompenses étaient distribués avec beaucoup d’inégalité. La médiocrité était largement répandue et avait toujours le dernier mot, personne ne pouvait atténuer les pires effets du nivellement par le bas. Le mérite était délaissé. La destruction quasi programmée du système éducatif a engendré une jeunesse d’une profonde ignorance et mal préparée à affronter l’avenir, une jeunesse qui vieillit, qui est indéfiniment menacée par le spectre du chômage et qui devient très tôt aigrie.

Médiocrité intellectuelle et violences associées

Tout cela, c’est-à-dire le culte de l’argent facile, la médiocrité intellectuelle, la valorisation des pratiques peu recommandables, la malhonnêteté érigée en principe («tadbir rass»), la débrouillardise qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule, l’effondrement du système éducatif, la grossièreté, la crapulerie et la violence associées à la virilité, etc., conjugués aux effets pervers de la mondialisation amorcent une esquisse d’explication à la crise morale que nous vivons.

En outre, notre attachement aux valeurs caduques que l’on impute, à tort ou à raison, à l’héritage arabo-islamique, a finalement abouti à un quadrillage intellectuel insupportable de la population musulmane.

Nous vivons dans une culture ankylosée, prisonnière de réflexions à vocation répressive (notamment au niveau des mœurs) et qui pousse des centaines de millions de personnes à se complaire dans l’intolérance et à se réfugier dans le déni. Il n’est guère évident de procéder à de grandes réformes et encore moins à se débarrasser de cet héritage culturel devenu fort encombrant…

Last but not least, et c’est pour moi le plus important : les gens qui appartiennent à la Tunisie de Lotfi Laamari n’ont pas encore compris que la Tunisie a changé de paradigme. Cette dernière ne respecte plus les Tunisiens qu’on admirait hier, ceux à qui on voulait ressembler, à savoir les vieilles familles de Tunis, les Tunisiens cultivés et francophones, les gens qui agissent avec tact et courtoisie…

Une Tunisie bigote et réactionnaire

La «nouvelle Tunisie» est bigote et réactionnaire, mais, même si elle fait semblant de l’être, n’est pas très imprégnée des vertus traditionnelles, telles que la méritocratie, l’honnêteté dans les situations les plus courantes de la vie quotidienne, le respect des aînés, la politesse à l’égard des femmes et la liste des vertus est encore longue.

A ces vertus qui peuvent lui paraître ringardes et superflues, voire incompréhensibles pour la «nouvelle Tunisie», du fait de ses origines sociales et géographiques, du fait qu’elle soit majoritairement issue de l’exode rural des dernières décennies, de nouvelles valeurs se sont substituées à celles de la bourgeoisie citadine et traditionnelle : bigoterie inspirée d’un certain extrémisme religieux provenant du Machreq et de la péninsule arabique, machisme brutal, exaltation d’une virilité caricaturale, culte de l’argent, célébrité à tout prix…

Nous sommes donc à la croisée des chemins. Tout n’est peut-être pas perdu. Mais si la Tunisie que nous avons toujours connue ne se réveille pas, elle risque fort de devenir un vieux souvenir jauni, si ce n’est «ci dija» le cas.

* Universitaire.

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