Les marées humaines qui ont investi toutes les régions du pays hier dimanche 3 octobre 2021 ont délivré un message sans équivoque : la fin des Frères Musulmans en Tunisie. Notre pays a définitivement tourné la page des islamistes, des crypto-islamistes et de la cinquième colonne qui gravite autour d’eux. Encore mieux, ces derniers sont finis dans l’ensemble du monde arabe du Golfe à l’Atlantique. Cependant, leur capacité de nuisance reste intacte. Décryptage.
Par Chedly Mamoghli *
Le système du 14 janvier 2011 dominé par l’islamisme, l’affairisme, la corruption endémique, le clientélisme, le syndicalisme véreux, la détérioration du pouvoir d’achat et du niveau de vie, la paupérisation de la classe moyenne (socle de la société tunisienne) est mort… Ce système, qui a pris en otage la Tunisie durant une décennie, avec des perspectives d’avenir complètement bloquées pour la jeunesse (toute une génération sacrifiée) et une montée du terrorisme (qu’on n’avait jamais connu, on le voyait à la télévision dans les autres pays), est bel et bien mort.
Kaïs Saïed a libéré la Tunisie de cette prise d’otages en décrétant les mesures exceptionnelles le 25 juillet dernier, mettant fin ainsi à une décennie cauchemardesque. Ce système est mort le dimanche 25 juillet, son certificat de décès a été publié le mercredi 22 septembre avec le décret n° 117 et son enterrement a eu lieu hier dimanche 23 septembre, avec la mobilisation populaire massive contre l’islam politiques et ses larbins. Sauf que les preneurs d’otages continuent leurs gesticulations : leur prise d’otages est définitivement terminée mais, faute de pouvoir revenir au pouvoir, ils empoisonnent l’atmosphère aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir
Tous ceux qui vivent dans la réalité tunisienne savent que le peuple tunisien dans son écrasante majorité jubile suite à la mort de ce système pourri dominé par les Frères Musulmans et les affairistes véreux. Les scènes de liesse mémorables jusqu’à très tard dans la nuit du 25 juillet dernier désormais gravées dans la mémoire collective ainsi que les grandes manifestations partout dans le pays hier le prouvent. Les Tunisiens ont définitivement tourné la page des Frères Musulmans, des crypto-islamistes et de la cinquième colonne. C’est un fait. Après, il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, comme dit l’adage, et malheureusement pour ceux qui ne veulent pas voir, ils sont un flagrant déni de réalité.
Maintenant que cette decennium horribilis s’est finalement achevée, la partie est-elle terminée? Loin de là. Il y a deux éléments très importants à prendre en considération. D’abord et surtout, Kaïs Saïed doit transformer l’essai. Il doit réussir aussi bien sur le plan institutionnel qu’économique. La réalité géopolitique actuelle est en sa faveur et il doit en savoir tirer profit. Ensuite, le camp des Frères Musulmans, des crypto-islamistes et de la cinquième colonne est certes défait mais sa capacité de nuisance reste intacte aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
La fin de l’énorme supercherie des printemps arabes
Nous ne vivons pas en autarcie et la Tunisie ne peut pas être dissociée de son environnement régional et sa réalité ne peut pas être décontextualisée de sa position géopolitique. Et ce contexte est en faveur de Kaïs Saïed et en défaveur de ses adversaires. La décennie cauchemardesque qui s’est écoulée était celle des printemps arabes, un projet cuisiné par les Américains, soutenu financièrement et médiatiquement par le Qatar – État satellite des Etats-Unis – et exécuté par les Frères Musulmans et qu’on nous a vendu (nous c’est-à-dire les pays arabes de la région Mena) comme la fin des régimes autoritaires et l’avènement de la démocratie or ce fut une énorme supercherie. Les Américains voulaient juste remplacer les régimes autoritaires arabes par les Frères Musulmans, amis de longue date de Washington depuis l’époque de la guerre froide lorsqu’ils se sont alliés à eux dans le monde arabe et auprès des diasporas arabes dans le monde occidental.
Aujourd’hui, ces printemps arabes ou plutôt cette imposture démocratique américano-qatarie a coulé avec la décennie écoulée. Nous sommes face à une nouvelle réalité géopolitique. Les Frères Musulmans ont perdu la partie et la page est tournée partout dans le monde arabe et pas seulement en Tunisie. Une nouvelle page s’ouvre. Pas plus tard qu’hier, le Roi de Jordanie a eu un entretien téléphonique avec Bachar Al-Assad concomitamment à la reprise du premier vol entre Amman et Damas qui a eu lieu hier. La semaine dernière, les passages frontaliers terrestres entre la Syrie et la Jordanie ont tous ouverts et à leur tête celui de Nassib. Le ministre syrien de la Défense était à Amman la semaine dernière également. Ça bouge!
La Jordanie ne peut pas de son propre gré reprendre une relation normale avec une Syrie hélas fortement sanctionnée par les États-Unis (les sanctions basées sur la loi César) au risque de se retrouver elle-même sanctionnée. Le roi de Jordanie, qui est un homme intelligent et pragmatique, s’est rendu en juillet dernier à Washington et il a été le premier chef d’Etat arabe à avoir été reçu par Joe Biden. Il a discuté avec le chef de la Maison blanche, son administration mais aussi avec le puissant Congrès et a convaincu ses interlocuteurs de la nécessité de desserrer l’étau sur la Syrie. Il a été convenu de mettre en place une phase d’essai. Ce qui est aujourd’hui concrètement en train d’être accompli. Le souverain jordanien a expliqué aux Américains qu’étouffer un grand pays comme la Syrie c’est étouffer aussi tous ses voisins. La Jordanie, pays quasi-enclavé et aux ressources naturelles modestes, souffre déjà de la fermeture de ses frontières avec l’Irak en plus ses frontières également fermées avec la Syrie. Le pays étouffe surtout que des régions frontalières vivent du commerce terrestre transfrontalier très dynamique. Ajouté à cela, la pression démographique des réfugiés syriens sur le royaume hachémite avec toutes les conséquences socio-économiques qui en découlent.
Même chose pour le Liban, qui est géographiquement dans le ventre de la Syrie. Donc étouffer la Syrie c’est étouffer aussi ce petit voisin qui traverse une très grave crise. Les arguments à ce sujet du souverain hachémite ont été convaincants et les choses bougent dans le bon sens.
La géopolitique du monde arabe est en train de bouger
À New York, le ministre syrien des Affaires étrangères Faisal Al-Mokdad a rencontré ses homologues égyptien, tunisien et algérien. On parle au Moyen-Orient aujourd’hui des prémices d’une zone de libre échange entre l’Irak, la Jordanie et l’Égypte qui peuvent être rejoints, dans un second temps, par la Syrie et le Liban.
Bref, la réalité géopolitique change. J’avais écrit, au lendemain du 25 juillet, que Kaïs Saïed serait bien inspiré de discuter avec Abdallah de Jordanie de ce qui se passe chez nous car l’homme est à la fois un ami de la Tunisie mais aussi très proche des Américains et de Joe Biden qu’il connaît de près depuis que ce dernier était sénateur, qu’il connaît bien les Congressmen américains (surtout ceux appartenant aux commissions importantes) et il aurait pu influer en notre faveur pour casser le lobbying des islamistes opéré à Washington et que la diplomatie tunisienne n’a pas su contrer. Hélas, ma suggestion n’a pas été entendue.
Kaïs Saïed ne doit pas seulement avoir de bonnes relations avec les pays arabes, il doit nouer des relations privilégiées avec certains d’entre eux qui peuvent être des partenaires fiables comme la Jordanie. D’ailleurs, pourquoi n’envoie-t-il pas le ministre des Affaires étrangères à Amman pour rencontrer le roi Abdallah, prendre le pouls des évolutions en cours dans la région et solliciter de dernier pour intercéder en sa faveur auprès des Américains afin qu’ils cessent leurs pressions sur lui.
D’ailleurs, ce déplacement du ministre des Affaires étrangères à Amman peut se faire dans le cadre d’une tournée arabe qui concerne Le Caire et Riyad. Il faut dynamiser nos relations avec eux et montrer que nous sommes solidement soutenus. Ils ont envoyé leurs ministres des Affaires étrangères au lendemain du 25 juillet, il faut aussi qu’il y ait des visites tunisiennes.
La diplomatie c’est le doigté et la subtilité. Kaïs Saïed doit nouer des relations privilégiées avec certains de ses homologues et le roi de Jordanie doit figurer en bonne place.
Les capacités de nuisance des Frères musulmans
Ceci est pour le volet régional qui est en faveur de Kaïs Saïed. Maintenant, concernant la capacité de nuisance de ses adversaires surtout les Frères Musulmans, elle ne s’arrêtera pas car pour eux ou bien ils sont au pouvoir ou bien ils empoisonnent l’atmosphère. Cette capacité de nuisance repose sur le soutien indéfectible du Qatar aux Frères Musulmans qui met à leur disposition tout son soft power. Dans un précédent article intitulé “Le Qatar, État satellite des Etats-Unis”, je suis revenu en détail sur ce soft power. Ensuite cette capacité de nuisance repose aussi sur l’organisation internationale des Frères Musulmans très active en Occident via les Ong, les associations, les médias et le lobbying surtout au Royaume-Uni, en Allemagne et aux États-Unis.
Également, tout ce soft power qatari et cette machine des Frères Musulmans sont très présents via leurs mercenaires, leurs trolls et leurs pages sponsorisées sur les réseaux sociaux qu’ils inondent par leurs contenus basés sur la manipulation et la désinformation. Et pour couronner le tout, la cinquième colonne qu’on aime appeler les idiots utiles qui passent leur vie à servir la soupe aux islamistes par opportunisme ne sont pas en reste. Ils crient hypocritement à la démocratie en danger mais en réalité ils ont peur comme les stars de téléréalité de quitter la vie publique et de retrouver l’anonymat après leur quart d’heure de gloire sans parler de ceux qui craignent de rendre des comptes. Et ils sont nombreux.
Enfin, ce que Kaïs Saïed doit prioriser c’est que la patience des gens qui aujourd’hui le soutiennent massivement est limitée, très limitée même. Si la paupérisation de la classe moyenne et la détérioration du niveau de vie ne s’arrêtent pas et si les horizons ne se dégagent pas pour la jeunesse, la situation risque de s’inverser. Il faut être sur tous les fronts et autant s’investir pour le volet institutionnel que pour le volet économique.
Pour réussir et faire réussir la Tunisie, Kaïs Saïed doit bien gérer cette équation complexe mettant en jeu la géopolitique, les réformes institutionnelles et la relance économique.
* Juriste.
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