Le parti religieux conservateur Ennahdha tente d’instrumentaliser l’affaire E-Abdellia, montée de toutes pièces, pour faire passer une nouvelle loi liberticide qui incrimine la soi-disant «atteinte au sacré».
Par Mohamed Ridha Bouguerra
Le groupe d’Ennahdha à l’Assemblée nationale constituante (Anc), fort d’une pétition ayant recueilli plusieurs signatures, nous dit-on, vient de demander, ce 21 juin, de légiférer à propos de l’atteinte au sacré. Que l’affaire d’El-Abdellia se soit révélée, de l’avis de nombreux commentateurs, être une grossière supercherie inventée de toute pièce n’arrête pas le parti conservateur religieux de continuer sur sa lancée et de profiter de la situation pour tirer davantage le drap à lui!
Gestion calamiteuse d’une fausse affaire
Pourtant, après les déclarations précipitées et irréfléchies proférées par les plus éminentes autorités de l’État sur de prétendues œuvres bafouant nos valeurs religieuses, après les révélations à propos des œuvres d’art considérées comme blasphématoires mais qui n’étaient même pas exposées à El-Abdellia et après l’inculpation de l’huissier-notaire qui a ourdi ce vil et odieux complot contre le pays et par qui, il est clairement démontré, tout le scandale est arrivé, l’opinion publique était en droit de s’attendre à ce que nos gouvernants rectifient le tir.
L'art énerve les dogmatiques.
Il aurait été, en effet, judicieux de la part de la pléiade de ministres qui a été à la manœuvre à cette occasion de présenter des excuses au peuple tunisien pour l’avoir induit en erreur et lui avoir nui tant sur le plan moral que matériel et économique en avançant des propos inappropriés et en prenant des mesures inadéquates.
N’est-ce pas, dans les circonstances que nous vivons, jeter de l’huile sur le feu que de ne pas mettre un instant en doute la prétendue «atteinte au sacré», confondre esthétique et préceptes coraniques, porter des jugements hâtifs et d’inspiration morale et religieuse sur des œuvres qui n’avaient aucun rapport avec celles exposées à El-Abdellia?
Que le ministre du culte s’improvise critique d’art alors qu’il manque terriblement de compétences dans ce domaine, est déjà un comble qui restera sans doute dans les annales! Mais que dire lorsque le premier responsable du secteur de la culture dans le pays jette le discrédit sur les autodidactes, émet un jugement personnel et donc subjectif sur certaines toiles, parle de «mauvais goût» et limite d’une façon étonnante la fonction artistique à la seule «beauté»?
Que penser de sa décision, unilatérale et sans concertation avec les acteurs les plus influents et autorisés du monde de l’art, de fermer un espace culturel comme celui d’El-Abdellia?
Comment interpréter la procédure judiciaire qu’il a l’intention de déclencher contre des artistes qui, ainsi, se trouvent offerts en pâture à une certaine opinion publique galvanisée par les prêches tendancieux de censeurs illuminés, et certains menacés même de mort?
Le projet d’un État théocratique en marche
Mehdi Mabrouk, le ministre qui lâche les artistes
On fait mine, aujourd’hui, d’avoir oublié cette gestion calamiteuse d’une affaire qui a mis en émoi tout le pays, montré au grand jour l’incompétence notoire de notre personnel politique comme son incapacité à prendre juste à temps les mesures politiques et sécuritaires à même de calmer le jeu, d’endiguer les troubles et toute atteinte au prestige de l’État et de ses institutions. On n’a pas hésité, par contre, à sauter sur l’occasion et à la mettre en quelque sorte immédiatement à profit! D’où cette étonnante pétition d’inspiration nahdhaouie afin de faire davantage avancer le projet d’un État théocratique chaque jour un peu plus corseté de valeurs et de principes qui se veulent en accord avec la religion.
Notre actuel arsenal juridique ne suffit-il pas en la matière pour ne pas avoir à l’alourdir encore davantage par de nouvelles dispositions sur le blasphème qui ne risquent que de porter atteinte aux libertés individuelles dont celles de créer et de s’exprimer? L’outrage à la foi n’est-il pas suffisamment mentionné dans nos textes de loi pour ne pas avoir raisonnablement à insister là-dessus? À moins de vouloir inventer un nouvel organe institutionnel, à l’image de celui créé par la République islamique d’Iran, et dont la prééminence s’impose aux institutions démocratiquement élues!
Des politiciens passés maîtres dans le double langage
Noureddine Khadmi, le ministre des Affaires religieuses qui voue les artistes aux gémonies
Alors, comment ne pas soupçonner, ne serait-ce qu’un instant, que toute l’affaire a été artificiellement créée et d’une manière machiavélique afin de donner une nouvelle occasion à la religion de sortir de la sphère privée pour s’immiscer dans la sphère publique? Quel crédit accorder, désormais, à ces politiciens passés maîtres dans la pratique constante du double langage et qui au lieu de panser les plaies occasionnées au pays par cette énième et dangereuse poussée de fièvre s’en servent afin de conforter leurs visées sur l’État, caresser leur électorat potentiel dans le sens du poil, bref, faire œuvre de démagogues et s’assurer une appréciable avance sur leurs adversaires aux prochaines échéances électorales?
Tout ceci est-il, vraiment, loyal et montre-t-il un réel respect envers le citoyen, base du jeu démocratique? Toute la polémique créée par l’affaire d’El-Abdellia sert-elle, finalement, le pays ou bien seulement une certaine classe politique? Redore-t-elle l’image du monde arabo-musulman empêtré dans des débats qui relèvent d’un autre âge: menaces de mort contre des artistes promis au feu de l’enfer et œuvres d’art lacérées, focalisation sur la question identitaire et rôle central et nouveau accordé à la religion? Ajoutons encore la discorde qui menace les compatriotes d’un même pays où certaines catégories de citoyens se trouvent menacées en raison de leur seul mode de vie. Ou encore les artistes agressés comme Rejeb Maghri, ou les femmes maintenant publiquement tabassées comme cela est arrivé récemment à Ben-Arous à une jeune femme car ne portant pas le voile que de nouveaux censeurs cherchent à imposer! Au même moment ou presque, la Chine envoie une femme dans l’espace! Le traitement qu’une société réserve à ses femmes comme à ses artistes, n’est-il pas le meilleur critère pour juger de ses avancées sur le plan de la démocratie?
Où s'arrête la libeté d'expression artistique et où commence la censure
Alors, l’affaire d’El-Abdellia toute de blanc cousue ne risque-t-elle pas de servir, plus tard, à définir la société tunisienne post 14 janvier? Ne risque-t-elle pas, surtout, de servir à saisir toute l’ampleur du hold-up organisé par la nouvelle classe politique arrivée au pouvoir grâce à la révolution et qui a terriblement nui au rêve d’une Tunisie ouverte, moderne, tolérante, égalitaire et démocratique?
* Universitaire.
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