Quand Bourguiba a mis fin à l’enseignement à la mosquée Zitouna, celui-ci était moribond. La preuve: selon les archives de cet établissement, pas un seul enfant de «Zitounien» n’y a été inscrit… depuis la seconde guerre mondiale.
Par Monia Mouakhar Kallel*
Il y a l’Histoire (officielle) et l’histoire (personnelle).
Il y a l’Histoire, sa représentation et son utilisation.
Depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir, la Zitouna devient un enjeu politique, un sujet de débat entre les progressistes qui y voient la source (et l’emblème) d’un islam éclairé et les traditionnalistes qui en font le symbole de la mise à mort volontaire de la culture islamique. Aussi focalisent-ils sur la fermeture le l’institution (en 1958) qu’ils présentent comme un acte arbitraire commanditée par Bourguiba, le «dictateur suprême». Rien (ou presque) n’est dit sur l’évolution de la Zitouna, sur son fonctionnement interne ou sur la réalité de ses propres occupants. Ces derniers, enseignants et étudiants, sont les premiers à avoir souffert du repli de l’institution sur elle-même, et à avoir dénoncé ou du moins signalé le dogmatisme de ses enseignements et l’archaïsme de ses méthodes. Il suffit de lire les lettres, la biographie ou les journaux intimes de quelques «Zitouniens» (Abou El-Kacem Chebbi notamment) pour mesurer la gêne des apprenants dont les connaissances tournaient autour de deux disciplines majeures, théologie et grammaire, et de quelques notions rudimentaires de calcul.
La rivalité «Zitouniens» et «Sadikiens»
La gêne se mue en frustration lorsque les élèves du collège Sadiki commencent à les concurrencer sur le marché du travail. Ouvert en 1875 par le réformateur Kheireddine Pacha (après l’échec de Ahmed Bey de réformer la Zitouna), le collège accorde une large place aux sciences et à la technologie. Grâce à leur cursus bilingue, les «Sadikiens» ont pu poursuivre leurs études dans les universités étrangères, occuper les postes-clés dans l’administration, et exercer des professions libérales.
Cet enseignement a été perçu comme un ascenseur social mais aussi comme la voie royale pour réactiver la langue et la culture arabo-musulmane. C’est en fréquentant la Khadlounia et le club littéraire des Anciens du collège Sadiki que le jeune Abou El-Kacem Chebbi écrit ses premiers poèmes où prédomine «la volonté de vivre» (titre de son unique recueil de poème) en dépit des obstacles et des manques. Dans ses écrits intimes, il cite fréquemment l’insuffisance de sa formation, et sa connaissance limitée des langues étrangères qui l’empêchent de lire les grands maîtres de la poésie. Avec une délicatesse doublée d’amertume, il demande à ses amis de lui traduire un poème, un article ou un manifeste littéraire.
La généralisation du modèle «sadikien»
Selon ses biographes, c’est lui, le fils aîné, qui aurait influencé le père, ancien «zitounien», pour faire inscrire ses jeunes frères dans les écoles «franco-arabes» comme on les appelait à l’époque. Dans ces nouvelles structures étatiques (et leur ministère de tutelle) ont été accueillis la majorité des ressortissants de la Zitouna lorsque celle-ci cessa de fonctionner par l’entrée en vigueur de la réforme dite de Messaâdi, qui unifie l’enseignement et généralise le modèle «sadikien».
La fermeture a mis fin à l’histoire de l’une des plus prestigieuses institutions universitaires du monde arabe, mais qui, de l’avis de tous, a nettement perdu de son aura durant les dernières décennies; Bourguiba donna le coup de grâce à un système éducatif qui était moribond. Les réactions étaient mitigées: certains ont immédiatement souscrit à l’initiative de Bourguiba, d’autres ont émis des réserves, les plus nostalgiques ont fait de la résistance. Mais, AUCUN ouléma n’a orienté ses enfants vers l’enseignement religieux. En effet, selon Abdelmajid Charfi (fils de cheikh), qui a consulté les archives de la Zitouna, pas un seul enfant de «Zitounien» n’y a été inscrit depuis la seconde guerre mondiale.
Mieux encore, les cheikhs qui avaient été recyclés comme instituteurs, ou directeurs d’institutions scolaires (primaires et/ou secondaire) ont contribué à l’élaboration des programmes et à la mise en place de nouvel édifice éducatif.
Bourguiba à la mosquée Zitouna dans les années 1960: en tenue occidentale et tarbouche oriental.
La phobie profonde liée au retour du fantôme
Le 12 mai 212 dans une cérémonie tapageuse est annoncée la reprise des cours religieux à la Zitouna en présence de trois ministres de la république: de l’Enseignement supérieur, de l’Education et des Affaires religieuses (notez la symbolique du geste). Il est clair que cette annonce ne va pas dans le sens de l’Histoire, mais s’inscrit dans des histoires personnelles marquées par les stigmates du passé ou prisonnières d’un idéal qu’elles se sont créé de toutes pièces.
Invité sur le plateau de la télévision Ettounissia, l’employé du ministère des Affaires religieuses (qui a appelé à la mort de Béji Caid Essebsi) affirme qu’en fait, il n’a rien contre la personne de ‘‘Si’’ Béji, mais que ce dernier incarne Bourguiba qui a fermé la Zitouna. Et de répéter à deux reprises: «Nous avons peur, peur de lui». Les psychanalystes trouveraient certainement à dire sur ce cri de douleur qui a tout l’air d’être le signe d’une phobie profonde liée au retour du fantôme…
* - Universitaire.
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