Jusqu’à quand les professionnels du tourisme en Tunisie vont-ils continuer à traire la vache du contribuable… qui n’a plus de lait?
Par Mohamed Rebai*
Le tourisme en Tunisie est un secteur dynamique et porteur. Il représente 7% du PIB, 18% des rentrées de devises étrangères estimées à 1,9 milliards de dollars, soit 3,7 milliards de dinars, et couvre 55% du déficit commercial. Il emploie près de 12% de la population active (400.000 emplois directs) avec énormément d’effets d’entrainement sur les autres secteurs de l’économie (artisanat, bâtiment et agriculture totalisant 600.000 emplois indirects).
Des facteurs de blocage
Les problèmes du secteur du tourisme ne datent cependant pas d’aujourd’hui. Déjà après la première guerre du Golfe (1991) et la deuxième (2003), il a connu un net recul, une stagnation et un redémarrage difficile.
Le tourisme tunisien a également connu la même désaffection des touristes après l’attentat de Djerba-la Ghriba (2002). C’est devenu cyclique, il ne se passe pas une décade sans que le secteur ne souffre de facteurs de blocage profonds et d’entraves structurelles à son développement.
Depuis la révolution en 2011, les tergiversations politiques et sécuritaires ont fortement affecté le secteur du tourisme qui n’a pas encore retrouvé son niveau de 2010. La Tunisie, qui était à la 33e position en 2008 dans le classement mondial des destinations touristiques les plus compétitives élaboré par le FEM (Forum Economique Mondial) dégringole à la 79e position en 2015 sur 141 pays.
Mais il n’y a pas que les attentats du Bardo (mars 2015) et de Sousse (juin 2015) qui risquent d’asphyxier le secteur du tourisme. En effet, celui-ci souffre bien avant la révolution de problèmes structurels et chroniques tel que la surfacturation de bon nombre d’hôtels construits en marbre pour loger des touristes désargentés dénichés dans les pays de l’Europe de l’est à 299 euros la semaine logés, nourris «all inclusive» blanchis avec en sus le billet d’avion en aller-retour, alors que ces derniers devraient être traités à part et logés dans des logements moins couteux, des bungalows par exemple.
Des hôtels de marbre lourdement endettés
Les investisseurs s’en tirent bien du moment qu’ils empochent la plus-value et s’offrent dès le départ ce qu’on appelle «un coup financier» en trio fermé (banque, investisseur et entrepreneur). A quelques exceptions près, ils s’en mettent plein les poches et s’en foutent royalement que l’hôtel soit rentable ou pas. D’autres plus ingénieux trouvent des partenaires étrangers pour louer l’hôtel fonds et murs et garantir une rente juteuse à vie. Certains tour-opérateurs peu scrupuleux sont allés jusqu’à ramener des clients à l’aéroport et négocier la chambre à trois fois rien la nuitée. Certains acceptent à contre cœur juste de quoi payer le personnel.
Tout le secteur a laissé des loups (faire une dette et ne pas la payer) au point que deux banques d’investissement ont mis la clé sous le paillasson (la BDET et la BNDT) reprises pour un dinar symbolique par la STB qui a intégré tout le personnel.
Trois banques étatiques (BNA, STB et BH) y ont laissé des plumes nécessitant urgemment une recapitalisation d’au moins 5 milliards de dinars, que vont payer les citoyens tunisiens. L’Etat y a injecté 500 millions de dinars, trop peu (10%). Ces banques, qui manquent cruellement de liquidités, sont gérées au jour le jour par la BCT (Banque Centrale de Tunisie). Essayez de retirer une belle somme qui peut être 10 ou 20.000 dinars, on vous dira revenez plus tard le temps qu’il faut pour aller chercher de l’argent à la BCT.
On parle en coulisse, au bas mot, d’une ardoise de 3 milliards de dinars. D’autres vont plus loin, à l’instar de l’ancien ministre des Finances, le Prof Hassine Dimassi, qui évalue les dettes difficilement recouvrables voire irrécouvrables des hôteliers à 7 milliards de dinars (le quart du budget tunisien).
L’octroi parcimonieux des crédits dans le secteur du tourisme est demeuré pendant des années réservé aux «sherpas» de Ben Ali. Des familles entières (le fils, la fille, le frère, le gendre) squattent le secteur. Il suffit d’avoir un lot de terrain de 3 ha auprès de l’AFT (Agence Foncière Touristique) sur recommandation de la présidence et le tour est joué. Vous pouvez monter dans un temps record un hôtel luxueux dont le coût variera entre 20 et 100 millions de dinars.
Tout le lotissement Yasmine-Hammamet a été distribué par Ben Ali lui même. L’escroquerie à grande échelle est devenue une routine. Elle va de l’APS (Avant Projet Sommaire) jusqu’à la peinture et le badigeonnage en passant par la construction et les équipements. Tout est méthodiquement et scrupuleusement surévalué. Tout se passe autour d’un bon repas. Il suffit de saisir la bonne occasion et la bonne personne.
Certains hôteliers qui se retrouvent en panne de cash-flow (liquidités) pour mauvaise gestion construisent un autre hôtel pour financer le premier en difficulté. Pour s’en convaincre, il n’ y a qu’à voir la poussée des chaines hôtelières maintenues artificiellement par les banques par peur qu’elles ne s’écroulent comme un château de cartes parce que construites à la pyramide de Ponzi, c’est-à-dire que les sommes procurées par les nouveaux crédits ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des banques.
D’ailleurs, ne vous étonnez pas si l’investisseur le plus endetté du pays est un hôtelier. Des tour-opérateurs étrangers possédant de plus en plus leurs propres hôtels, je ne vois pas comment ils vont faire pour faire rentrer des devises au pays sauf à payer des sinécures à la fin de chaque mois au personnel de l’hôtel. La loi 72 qu’il faut bannir au plus vite existe également pour l’hôtellerie.
Les investisseurs dans le secteur du tourisme qui profitent au passage des dégrèvements fiscaux et douaniers peuvent rapatrier capitaux et revenus dans leurs propres pays. De plus, ils ne font aucun effort pour créer des emplois aux nombreux diplômés de l’enseignement supérieur tandis que sur la Côte d’Azur il existe des directeurs de plage. C’est pour vous dire le souci majeur des vrais professionnels. Normalement tout le monde devrait signer un cahier de charges intégrant du personnel qualifié.
Des problèmes chroniques et persistants
D’autres facteurs se greffent harmonieusement à ce mécanisme financier opaque et douteux comme le manque de formation de qualité pour le personnel des hôtels, les guides, les médiateurs de sites et les accompagnateurs, le mauvais état des axes routiers reliant les sites culturels et écologiques aux centres touristiques balnéaires et aux aéroports du pays, la non-conformité aux normes en vigueur pour l’octroi des étoiles, l’insuffisance du parc wifi (internet) et l’offre essentiellement saisonnière et balnéaire. Certains hôtels vieillissant manquent cruellement d’entretien.
En 2009 l’AFD (Agence française de développement) a financé sous forme de don d’un montant équivalent à 500.000 dinars une étude stratégique appelée «Horizons 2016» qui a été confiée au cabinet français Roland Berger. La révolution est venue tout perturber, je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
De toutes les manières, il appartient aux autorités de revoir de fond en comble tout le secteur du tourisme mortellement accidenté et de s’orienter via un plan directeur minuté vers une diversification et une innovation de l’offre en tenant compte des mutations dues aux nouvelles motivations et attractions pour les voyages.
Avec ou sans terrorisme on ne peut pas avancer avec le tourisme balnéaire tel qu’il a été conçu depuis quarante ans. Le concept ne marche plus. Notre modèle est épuisé.
Les Japonais à la rescousse
Le ministère du Tourisme et l’Agence japonaise de coopération internationale (Jica) ont signé, le 2 octobre 2012, à Tunis, un accord relatif à un projet de promotion du tourisme saharien dans les régions de Tozeur et Kebili (sud de la Tunisie) et ayant pour principal objectif d’attirer davantage de touristes japonais et asiatiques au pays. Le projet d’un montant de 5,4 millions de dinars devrait s’étaler jusqu’à 2015. Qu’est ce qu’on a fait depuis? A ma connaissance rien.
Cette même agence japonaise (Jica), qui s’intéresse beaucoup plus que les Tunisiens au tourisme saharien, a élaboré en 2001 une étude sur le degré de motivation et de satisfaction de la clientèle montre que :
– 82% des touristes viennent en Tunisie pour la plage;
– 45% considèrent que la richesse du patrimoine culturel a été un argument pour le choix de la Tunisie ;
– 5% choisissent la Tunisie pour ses sites et monuments.
Le niveau de satisfaction de la clientèle est de :
– 27,5% pour les touristes de la plage;
– 35,2% pour les touristes de la culture;
– 78% des visiteurs aux sites et monuments en Tunisie considèrent que leur valeur culturelle est élevée alors que 70% attribuent la mention bien aux plages.
La voie du salut passe par le tourisme culturel
Ainsi, il apparait clairement que le tourisme culturel peut être appréhendé facilement. En effet, la Tunisie dispose de nombreux atouts touristiques, culturels (architecture, arts, artisanat, traditions, gastronomie, festivals, produits culturels, sites religieux) et environnemental d’une richesse exceptionnelle. Elle se démarque de la concurrence internationale et offre un produit spécifique et unique.
Selon l’OMT (Organisation Mondiale du Tourisme ), «le tourisme à thème culturel et non pas le tourisme pour lequel la culture n’est qu’une composante parmi d’autres d’un voyage à destination de l’Europe, du Moyen Orient et de l’Asie et en provenance de pratiquement toutes les régions émettrices suit une tendance particulièrement prononcée à la hausse».
En un mot le tourisme culturel constitue une voie prometteuse dans la diversification de nos attraits touristiques en plus d’autres créneaux comme du tourisme aroma-thérapique. Il s’agit d’un nouveau produit touristique qui a aujourd’hui le vent en poupe, identifié récemment et susceptible d’intéresser les touristes japonais en particulier et asiatiques en général, quand on sait que la Tunisie renferme le plus grand nombre d’exploitations où sont cultivées les PAM (plantes aromatiques et médicinales).
La liste est encore longue allant de l’éco-tourisme, au tourisme de congrès en passant par le tourisme de santé, religieux, de chasse, les maisons d’hôtes, etc. Il suffit de s’y mettre. On en a parlé durant de longues années dans les journaux, dans les séminaires et les colloques spécialisés. Rien à faire, on ne se fatigue pas, tous les dossiers abordés sont bons pour les tiroirs.
Qui des nouvelles mesures annoncées?
Les mesures exceptionnelles pour secourir le tourisme (le report du remboursement des prêts pour les années 2015 et 2016, l’octroi de nouveaux crédits exceptionnels remboursables sur sept ans, dont deux ans de grâce, la réduction du taux de TVA de 12% à 8%, le rééchelonnement des créances auprès du fisc, de la Steg et de la Sonede, etc.) ne vont pas avoir un effet radical et immédiat tant qu’ils ne sont pas accompagnées de mesures draconiennes contre les grèves sauvages, les sit-ins, la contrebande, l’évasion fiscale et l’insécurité savamment entretenues par quelques obscurs personnages mafieux.
Ces nouvelles mesures qui reflètent un caractère de compression des coûts vont finalement profiter aux hôteliers et aux agences de voyages et nullement au trésor de l’Etat. Je ne sais si nous allons vendre moins cher et brader nos prix? Mais les clients où les trouver?
Franchement c’est une option au rabais et c’est fort dommage. Ceci n’est pas un raisonnement encore moins une stratégie. En gavant le tourisme de masse «low-cost» à coup de subventions et d’exonérations, nous allons renouer avec le colbertisme classique du XVIIe siècle.
Durant les années soixante, on leur a donné du terrain (gratis) et facilité l’accès aux crédits. Amor Chachia, qui était à l’époque gouverneur de trois régions (Kairouan, Sousse et Nabeul) y était pour quelque chose. De nombreux Kairouanais, vendeurs de tapis pour la plus part sans qualification aucune, ont profité de la manne venue du ciel et construit à tour de bras des hôtels dans les régions du Sahel et de Hammamet. Maintenant, après plus de quarante ans de vache à lait, on leur dit de ne pas payer les arriérés et les taxes. La vache ne peut plus donner du lait, les Tunisiens non plus.
Ils louent des boutiques d’artisanat à la galerie marchande de leurs hôtels à des prix exorbitants. Ils sous-traitent les clubs de plage, font des économies substantielles sur les buffets, organisent des galas sélects, des séminaires professionnels, des réunions de partis politiques, des excursions vers des sites culturels gérés par l’AMVPPC (Carthage, El Jem, Le Bardo et Kairouan), touchent des commissions sur les ventes de tapis. Les bars et les boites sont tout le temps pleines à craquer avec des DJ de renommée internationale. La bière et le whisky coulent à flots. Ils cherchent plus de pognon au noir et ne s’en sortent pas. C’est inadmissible…
* Universitaire.
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