Dans la lutte antiterroriste, l’armée tunisienne doit définir les règles d’engagement pour les unités sur le terrain.
Par Mohamed Nafti*
On a l’impression que la Tunisie se dirige vers une confrontation décisive avec une entité terroriste d’une autre nature. Après l’attentat du Bardo, le 18 mars, et en vertu de l’article 77 de la constitution tunisienne, le Président de la République a déclaré la guerre au terrorisme. Après l’attentat de Sousse, le 26 juin dernier, et en vertu de l’article 80, il a décrété l’état d’urgence. En tant que commandant en chef des forces armées, il a ordonné la construction d’une ligne de protection des frontières pour interdire les mouvements clandestins, éradiquer la contrebande, l’immigration clandestine et le trafic de drogue d’armes et de munitions mais surtout pour s’opposer aux infiltrations et incursions des terroristes. Mieux: il a haussé le ton en mettant en garde contre toute action hostile visant la ligne de protection.
Cette mise en garde pourrait d’une part refléter une volonté politique réelle pour sauvegarder l’intégrité du territoire national et d’autre part offrir une directive claire aux responsables de la défense et de la sécurité les encourageant à opter pour une attitude ferme lors de la planification et de la conduite des opérations contre toute tentative d’agression visant la ligne de protection.
La notion de «Règle d’Engagement»
Il n’y a aucun doute que le commandement militaire, en coordination avec les responsables de la sécurité au ministère de l’Intérieur, ont déjà élaboré le travail demandé et qu’ils continuent de le parfaire au fil des jours. On ne va pas s’immiscer dans leurs affaires, mais dans ce genre d’opération, il est utile d’attirer l’attention de tous sur un point sensible qui conditionne la réussite escomptée: il concerne les fameuses «Règles d’Engagement».
Les forces armées tunisiennes n’ont jamais expérimenté des opérations réelles sur les frontières dans des conditions pareilles. Un pays voisin en proie à une guerre civile menée par plusieurs factions dont deux menaçant clairement notre pays. Le fait qu’on soit en guerre contre le terrorisme et non contre le voisin ni contre une milice définie rend la gestion de la ligne de protection très sensible.
Les unités militaires en charge de la sécurité dans ces lieux auront besoin de règles d’engagement claires et précises pour accomplir leur mission dans les meilleures conditions. Ce genre de situation nécessite la promulgation de «Règles d’Engagement» approuvées par les autorités supérieures et fournies aux unités sur le terrain pour être appliquées scrupuleusement en cas de recours à la force.
Une compréhension de la notion de «Règle d’Engagement» et de la procédure de son élaboration est de nature à simplifier la tâche aux différents échelons de commandement et pourrait aider à l’accomplissement de la mission dans de meilleures conditions.
L’armée tunisienne n’a pas fini d’enterrer les soldats tombés dans les attaques terroristes.
1- Définition :
Les «Règles d’Engagement» (en anglais : Rules Of Engagement – ROE) désignent des directives émanant des autorités supérieures et régissant l’emploi des forces armées au cours des opérations. Elles sont équivalentes à des ordres et doivent être respectées à la lettre. Les ROE fixent les circonstances et les limites du recours à la force par les militaires. Elles sont aussi l’outil-clé par lequel l’autorité politique s’assure que les forces armées sont employées selon les directives données. C’est également un aspect du contrôle démocratique des forces armées.
2- Utilité des ROE :
En temps de guerre conventionnelle, la conduite des opérations est régie par le Droit des Conflits Armés (DCA) qui se réfère aux 4 conventions de Genève et leurs protocoles additionnels. Ce sont des traités internationaux fondamentaux dans le domaine du Droit international humanitaire (DIH) qui définissent les règles de protection des soldats, des prisonniers de guerre, de la population civile, des biens culturels et des infrastructures sanitaires. Les militaires sont tenus de les respecter sous peine d’être poursuivis par les instances juridiques internationales. C’est entre autres ce qui explique que le DIH est une matière obligatoire enseignée dans nos écoles militaires. Le commandement militaire chargé des opérations promulgue des «Règles d’Engagement» visant à préciser certaines mesures de sécurité dans ce domaine pour dissiper toute ambigüité dans l’exécution de certaines tâches non tactiques.
La situation est plus difficile dans le cas des missions non opérationnelles telles que le maintien de l’ordre. Ici les unités des forces armées sont en face à la population désarmée mais qui pourrait mettre en danger la sécurité physique du soldat ou des infrastructures gardées. Dans ce cas, les forces armées doivent recevoir des instructions très claires et simples sur le recours à la force. Elle doit être limitée au seul droit de la légitime défense.
Le grand problème se pose dans le cas de la lutte contre le terrorisme. Ce domaine est difficile à gérer lorsqu’il faut préciser les objectifs à traiter. Le réseau terroriste comprend des entités, armées ou non, qui sont chargées de toutes les tâches imaginaires ayant trait au terrorisme. Cela va de la contrebande à travers la frontière, au passage des clandestins, au trafic de drogue et d’armes, mais aussi au renseignement, à la logistique et à la communication au profit des réseaux terroristes. La plupart du temps, ces entités ne donnent pas l’impression de prendre une attitude hostile vis-à-vis des unités déployées. Pour cela des précautions sont à prendre pour ne pas causer des dégâts inutiles.
En outre les activités propres aux forces de sécurité du pays voisin sur les frontières pourraient présenter une difficulté quant aux choix des objectifs menaçants qui nécessitent l’emploi de la force. Il est parfois difficile de les différencier des activités terroristes surtout en période de visibilité limitée.
Enfin, la gestion de la situation des groupes armés qui tenteront de s’attaquer aux unités est la plus facile. Elle ne demandera qu’une seule règle d’engagement: «Pas de pitié».
3- Caractéristiques des ROE :
Promulguées par les autorités compétentes, les ROE :
– déterminent le cadre légal de l’utilisation de la force par les forces armées en opération. Elles doivent être conformes au Droit international et national et refléter les principes du DCA ou DIH, dont les plus importants sont la nécessité de l’usage de la force, la distinction des objectifs traités par la force, la proportionnalité de la réaction et la précaution à prendre pour épargner la population civile ;
– revêtent la forme de directives ou instructions exprimant des interdictions ou des permissions, le plus souvent jointes en annexe aux ordres d’opération;
– ne sont pas utilisées pour formuler une mission, une tâche ou une instruction tactique;
– ne limitent, en aucun cas, le droit à la légitime défense.
4- Notion de légitime Défense (LD) :
Le Droit international reconnait le droit de LD qui consiste à faire usage de la force pour se protéger contre une attaque réelle ou imminente.
La LD est permise dans toutes les circonstances, et même si elle diffère un peu dans la conception et la définition chez différents pays elle doit toutefois se conformer au droit national.
L’idée générale acceptée de la LD est qu’elle est exercée à 4 niveaux : elle donne le droit au soldat de se défendre contre un danger qui vise sa personne et c’est la LD individuelle. Il en est de même lorsqu’une unité est en face d’une menace et c’est la LD de l’unité. La protection de personnes détenues implique aussi la LD. Enfin le quatrième niveau est la LD nationale reconnue par l’article 51 de la charte des Nations Unies qui stipule que tout pays a le droit de se défendre lorsqu’il est agressé. «Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée», souligne ladite charte.
5- Procédure d’élaboration des ROE :
L’Institut international de droit humanitaire de San Remo a publié, en 2006, le ‘‘Manuel de San Remo sur les Règles d’Engagement’’. Ce document offre un outil de travail dans ce domaine et pourrait aider le commandement militaire dans l’élaboration des ROE. Nous représentons ci-dessous quelques idées inspirées du manuel qui pourraient servir à mieux comprendre ce sujet.
Les ROE sont conçues à partir de directives émanant de l’autorité politique et comprennent des instructions spécifiques sur l’emploi de la force. En plus de la LD elles doivent refléter les considérations tactiques de la mission et les contraintes imposées par le DCA. Au sein de l’Etat major de l’Armée une cellule ROE composée d’officiers et d’un conseiller juridique militaire sera chargée de la conception et la rédaction du document. Il est à noter que la publication des ROE n’est validée qu’après l’approbation des autorités supérieures militaires.
Le processus d’élaboration des ROE obéit aux étapes suivantes :
– analyser la mission : inclure les considérations stratégiques et les objectifs de l’autorité politique. Il est ensuite utile d’identifier les tâches implicites et explicites qui se rapportent au mécanisme de la mission;
– identifier les ROE à chaque tâche doit correspondre une règle d’engagement;
– préparer les ROE : identifier les règles obligatoires avant tout, choisir les règles suivant le type d’opération et enfin les règles suivant les tâches ;
– valider les ROE : les règles doivent être examinées en regard de la mission et de la tâche à accomplir et doivent concorder avec les instructions et les directives de l’autorité supérieure;
– obtenir l’approbation : une fois le travail accompli par la cellule ROE, il sera soumis aux autorités supérieures examen et approbation. Il sera enfin publié et distribué aux unités déployées sur le terrain.
6- Domaines des ROE
Légitime défense: Il s’agit de rappeler l’usage du droit à la LD. Cette règle pourrait être précisée lorsque le danger vient de quelqu’un qui brandit une arme blanche et exiger plus de précaution à prendre et de comprendre une proportionnalité dans l’utilisation de la force.
Exécution de la mission: la ROE précise des détails relatifs à l’exécution des avertissements verbaux, sur les coups de semonce et les tirs désemparant pour intimider ou arrêter une entité douteuse. Le but est de prendre toutes les mesures de sécurité pour ne pas la mettre en danger au cas où elle ne s’avère pas hostile.
Fouille et détention de personnes : la ROE définit les mesures de sécurité que doit prendre le soldat pour sa propre défense et celle de la personne détenue.
Choix des objectifs : il s’agit de préciser les forces hostiles qu’il faut engager sans avertissement et les entités qui nécessitent une mise en garde par des tirs de semonce ou des tirs désemparant.
Position géographique des unités : ce domaine demande une variété de règles. Préciser les itinéraires des patrouilles pour ne pas les confondre avec l’ennemi, les distances à respecter en s’approchant des frontières, les zones interdites aux mouvements.
Emploi des obstacles : ces règles doivent préciser les relevés de pose des mines et des pièges et leur balisage.
Opérations maritimes et aériennes : des instructions claires sont transmises aux unités pour préciser les mesures à prendre contre des avions non identifiés et pour l’arraisonnement des navires qui s’approchent des ports sans autorisation préalable.
7- Exemples de ROE :
C’est un exemple d’instructions ROE à rédiger par le commandement militaire et à distribuer à toutes les unités déployées sur les frontières.
Tirs de semonce : il est interdit de faire des tirs de semonce pendant la nuit.
Utilisation des obstacles : il est interdit de poser des obstacles à moins de 1 km du tracé des frontières.
Emploi de la force en légitime défense: Cette ROE s’applique à la tâche de garder un contrebandier qui s’est rendu à l’unité et qui a en sa possession une arme et des munitions. Elle concerne le soldat qui sera chargé de garder le détenu:
– vous n’avez le droit d’employer la force qu’en cas de légitime défense ;
– vous avez le droit d’employer la force létale s’il commet un acte hostile dirigé envers votre personne ou envers un élément de l’unité (tirez sur lui s’il tente de s’emparer de votre arme);
– si vous devez ouvrir le feu, vous ne devez tirer que des coups dirigés pour ne pas blesser d’autres personnes.
Les consignes strictes d’ouverture de feu que les unités de l’Armée nationale ont rigoureusement appliqué durant les opérations de maintien de l’ordre au cours du mois de janvier 2011 et les mois qui suivirent ont contribué dans une large mesure à l’accomplissement de leur mission d’une manière très honorable. Ces consignes émanant du chef d’Etat Major de l’Armée étaient rédigées sous forme de ROE et adressées à toutes les unités. Elles écartaient toute ambigüité dans l’application du droit à la légitime défense et dans le recours à la force au cours des opérations. La règle principale du droit à la légitime défense («Ne tirez que si quelqu’un tente de s’emparer de votre arme») était claire dans l’esprit de tous les militaires. Une autre précision concernait le tir de semonce («Le chef de la patrouille est le seul autorisé à effectuer un tir de semonce si quelqu’un tente d’entrer dans l’enclos gardé») facilitait la tâche des patrouilles isolées et chargées de la garde de points sensibles et loin de l’unité mère.
D’autres consignes ont réglementé la conduite des opérations dans le but de préserver la vie des citoyens et de protéger les installations sensibles.
Aujourd’hui aussi, les forces armées ont intérêt à gérer leurs opérations conformément au droit national et au droit international humanitaire et contrôler le bon comportement des unités déployées par la promulgation des ROE à l’instar des armées modernes qui se respectent.
* Général retraité.
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