Le débat actuel sur le projet de réconciliation économique est légitime, mais il ne devrait pas se transformer en une guerre de tranchées dont la Tunisie se passerait bien.
Par Wajdi Msaed
Le projet de loi relatif à la réconciliation nationale économique et financière a fait couler beaucoup de salive et d’encre ces dernières semaines, compte tenu de son impact sur le climat socio-politique dans le pays et sur l’avenir de la transition démocratique et de la relance économique espérée.
Soumis par le président de la république à l’examen de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), ce projet anime le débat politique et les espaces médiatiques. Les avis à son sujet divergent entre approbation totale et rejet sans nuance.
Siffler la fin de la récréation révolutionnaire
Certains supports médiatiques appuient ouvertement ce projet et tentent d’influencer l’opinion publique. En soulignant ses avantages présumés et bienfaits attendus pour aider à sortir le pays du marasme économique où il est plongé depuis bientôt 5 ans, ils espèrent le faire adopter par l’Assemblée. Ce qui ne devrait pas poser de gros problèmes, étant donné que la coalition au pouvoir, constituée de Nidaa Tounes, Ennahdha, l’Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes, dispose d’une large majorité sous la coupole du Bardo.
Le taux de croissance de 0,7% enregistré au cours du 2e trimestre 2015 prouve que notre appareil économique est atone et que le processus de développement est en panne.
Cette situation préoccupante requiert une réflexion objective et profonde de la part de toutes les parties politiques, les composantes de la société civile et les compétences nationales, toutes catégories et spécialités confondues, en vue d’y apporter les réponses urgentes requises.
Le pays se trouve dans une situation critique qui ne permet plus l’attentisme stérilisant. Il est grand temps de siffler la fin de la récréation révolutionnaire – car c’en est devenue malheureusement une – et d’adopter des mesures draconiennes à même de remédier aux maux qui rongent les divers aspects de notre vie quotidienne : administration fonctionnant au ralenti, monticules d’ordures à tout bout de rue, marché noir florissant, etc.
Manifestation contre le projet de loi de réconciliation nationale, début septembre à Tunis.
IVD : Une pomme de discorde
A travers les déclarations et les débats radiodiffusés ou télévisés, les opposants au projet considèrent que la réconciliation nationale, même dans sa composante économique et financière, ne peut être assurée que par le biais de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), mise en place à cet effet par la constitution de 2014. Or, cette instance et sa présidente Sihem Bensedrine sont trop décriées, et beaucoup doutent de leur capacité à réaliser une justice transitionnelle qui assure une véritable réconciliation nationale, qui plus est, dans des délais raisonnables.
L’unanimité qu’exige un projet comme celui de la réconciliation économique et financière est donc difficile à réaliser dans un pays qui vient d’accéder à la démocratie après des décennies d’autoritarisme et de dictature et où la population ne semble pas prête à céder de sitôt son droit à s’opposer, à critiquer et à manifester dans la rue contre les décisions et les projets du gouvernement. Un paysage politique diversifié, pluriel et pluraliste ne peut, par ailleurs, enfanter une unanimité et, encore moins, une unité autour d’un projet quelle que soit sa portée fédératrice.
Cette situation, somme toute normale, ne doit pas poser problème : l’opposition doit jouer son rôle d’«opposition» et les partis au pouvoir assumer pleinement leur responsabilité quant à la bonne marche du pays et à la réalisation des objectifs qu’ils ont promis aux électeurs lors des dernières législatives et présidentielles. «Nous avons élu Béji Caïd Essebsi et consorts dans le but de réaliser la réconciliation nationale. Il n’ont qu’à exercer leur pouvoir pour remettre le pays sur la bonne voie», lance un universitaire dans un plateau télévisé.
Récupérer l’argent du peuple
Plusieurs observateurs avertis estiment que le projet de loi proposé par le président de la république est nettement meilleur et présente davantage de garanties que celui incarné par l’IVD. Car au-delà de sa légitimité constitutionnelle et de ses prérogatives légales en matière de justice transitionnelle, cette instance, qui a mis beaucoup de temps à être mise en place, se caractérise par une lenteur inexplicable dans le traitement des dossiers et ses dirigeants semblent plus prompts à dilapider l’argent public en achetant des voitures luxueuses et des bureaux hyper confortables qu’à avancer dans le traitement des milliers de réclamations qu’ils affirment avoir reçues.
Le projet proposé par M. Caïd Essebsi présente l’avantage de laisser la justice transitionnelle prendre le temps nécessaire (5, 10 ou 20 années), tout en accélérant le processus de réconciliation économique et financière, qui ne saurait souffrir davantage de retard, et en permettant ainsi à l’Etat et au peuple de récupérer l’argent dont ils ont été spoliés sous l’ancien régime et aux hommes d’affaires de se libérer des interminables et inutiles poursuites judiciaires et se remettre au travail. La structure collégiale de gouvernance de cette opération, à laquelle l’IVD sera associée de près, est une garantie supplémentaire de transparence et d’équité.
Il convient de souligner ici que les économistes soutiennent, dans leur majorité, le projet de réconciliation économique et financière, car ils y voient le seul moyen de libérer les initiatives, de rétablir la confiance, de débloquer l’investissement et de sortir le pays de la crise où il se morfond depuis la révolution de 2011.
Sihem Bensedrine, présidente de l’IVD, reçoit la député Samia Abbou: le camp des opposants au projet de loi a du mal à faire entendre ses arguments.
Manque de sensibilisation
Pour que la mise en route de ce projet, qui semble bénéficier d’une confortable majorité au sein de l’Assemblée, soit entourée de toutes les garanties de succès et de l’adhésion du plus grand nombre, il faut surtout éviter le passage en force. Les partis qui le soutiennent devraient donc mener une large campagne d’explication et de sensibilisation, et pas seulement auprès de leurs militants. C’est l’autre camp, celui des opposants, qu’il s’agit de convaincre ou, à défaut, de rassurer, en expliquant que le but de l’opération n’est pas d’amnistier les voleurs ou de blanchir les corrompus, comme ils disent, mais de connaitre les voleurs et les corrompus et de les obliger à rendre au peuple ce qu’ils lui ont été pris.
Dans ce contexte, les médias et la société civile peuvent jouer un rôle important d’explication et d’arbitrage, en évitant, surtout, de transformer un débat somme toute légitime en une guerre de tranchées dont la Tunisie se passerait volontiers aujourd’hui.
Il est vrai qu’en donnant le micro à toute personne qui crie et vocifère sur la place publique, et prend des postures usurpées, on n’aide pas à rapprocher les positions et à rétablir l’unité nationale face aux grands défis actuels de la Tunisie : le terrorisme, la crise économique et les inégalités sociales et régionales.
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