L’enjeu de la guerre que les Tunisiens livrent au terrorisme n’est pas seulement leur démocratie naissante, mais les valeurs qu’ils portent et leur modèle de société.
Par Abderrahman Jerraya*
L’islamisme n’est pas l’islam. Bien qu’il s’y réfère, il n’en retient que les apparences se limitant tant au rituel qu’à la gestuelle, accréditant l’adage selon lequel «l’habit ne fait pas le moine». D’ailleurs, il est complètement en porte-à-faux avec l’islam dans la mesure où il s’inscrit dans une perspective guerrière, se nourrit de la violence, attise la haine et le rejet de l’autre, fait l’apologie de la terreur et de la barbarie. Alors que l’islam, hormis la période de conquêtes qui, depuis belle lurette a été révolue, appelle à une coexistence pacifique entre les peuples, à la concorde, à la fraternité, au vivre ensemble dans le respect mutuel.
Autrement dit, les adeptes de cette idéologie rétrograde vivent hors du temps, dans un contexte qui n’est manifestement pas le nôtre. Ils sont en décalage de plusieurs siècles par rapport à notre époque. Ils font fi des avancées scientifiques et technologiques que l’humanité n’a de cesse d’accomplir. Ils adoptent un mode de vie et un relationnel qui sont étrangers à nos us et coutumes, à notre culture et qui plus est, ils cherchent à les imposer, si besoin par la force, à l’ensemble de la communauté musulmane.
Une nébuleuse aux contours mal définis
Certes, ce n’est pas la 1ère fois dans l’histoire récente de l’humanité que des idéologies totalitaires et sanguinaires s’érigent en systèmes politiques étouffant toutes libertés individuelles et collectives mais celle des islamistes s’en différencie par le fait qu’elle se drape de la religion pour être instrumentalisée à des fins partisanes. Sa manifestation sur la scène publique date du début du siècle dernier, avec l’apparition de la confrérie de Frères Musulmans en Egypte. Depuis, elle a fait tache d’huile dans le monde arabo-musulman pour former une nébuleuse aux contours mal définis, ayant souvent maille à partir avec les pouvoirs en place. Mais ce n’est que vers la fin de ce siècle que celle-ci a commencé à constituer des brigades armés formant une force d’appoint susceptible d’être utilisée dans les conflits régionaux. Ainsi, son 1er fait d’armes a été son engagement à côté des forces de libération afghanes qui luttèrent contre les envahisseurs soviétiques, avec le soutien logistique de certains pays (Etats-Unis et certains pays du Golfe), s’inscrivant dans le contexte de la guerre froide. Auréolés de leur victoire, ces combattant portent désormais le nom de jihadistes.
La suite, on la connaît : départ des Russes défaits et installation d’un régime islamiste radical à Kaboul sous la houlette des Talibans et émergence d’une organisation terroriste Al-Qaïda dirigée par Ben Laden, un richissime Saoudien, considéré comme le commanditaire de l’attentat perpétré à New York en 2001, contre les 2 tours jumelles, provoquant la mort de plus de 3.000 personnes; invasion de l’Afghanistan par une coalition occidentale à titre de représailles; invasion de l’Irak en 2003 par une coalition occidentale dirigée par les USA, avec la caution de certains pays arabes, sous le prétexte fallacieux que ce pays détenait des armes de destruction massives (ADM). En réaction, des attentats sanglants furent perpétrés à Madrid et Londres.
L’échec du modèle de développement
A côté de ces facteurs géopolitiques, qui ont contribué à l’émergence d’organisations terroristes relevant plus ou moins d’Al-Qaïda, s’ajoutent en interne des ingrédients de nature socioéconomique et politique, qui ont été mis à profit par les tenants de l’islamisme politique, la seule force d’opposition capable de défier, le plus souvent dans la clandestinité, les régimes dictatoriaux et corrompus en vigueur dans la plupart des pays arabes. Ce qui signifie que cette idéologie s’est nourrie de l’échec du modèle de développement d’alors, de la faillite du système éducatif, de l’état de misère et de frustration, de l’augmentation de la pauvreté et de la précarité, de l’accroissement des inégalités sociales, de la marginalisation de certaines régions pour proposer un autre projet prévoyant un système de gouvernance basé sur le califat et la charia et promettre des lendemains meilleurs. De larges couches sociales y ont adhéré surtout parmi les laissés-pour-compte, certes à des degrés divers selon les pays. Alors que paradoxalement le sous-sol de la région regorge de richesses naturelles fabuleuses en particulier du pétrole et du gaz mais dont les populations autochtones ne récoltent que des miettes, le reste (c’est à dire la quasi totalité de la cagnotte) va à la nomenklatura et aux multinationales exploitantes.
Dans ces conditions, entre islamisme politique et islamisme radical, il n’y a qu’un pas que certains franchissent sans hésitation, notamment parmi les jeunes désœuvrés, marginalisés, en quête de repères, sans espoir, qui souffre du mal-être et qui cherchent désespérément une issue. Ils la trouvent dans certaines mosquées, dans certains lieux de prière, auprès des imams extrémistes qui s’emploient à les prendre en main, les encadrer, en prendre possession, pour procéder à un lavage de cerveau, leur inculquer la voie à suivre, celle, croient-ils, du prophète et de ses compagnons, celle de la lutte armée ou jihad contre les apostats et les mécréants.
Ainsi endoctriné, chauffé à blanc, le jeune est prêt au combat, après un passage d’initiation aux armes dans des camps d’entraînement gérés par des chefs religieux aguerris. Deux événements majeurs allaient lui donner l’opportunité de s’y exercer. D’abord celui ayant trait à l’invasion de l’Irak en 2003 par les troupes américaines avec ses répercussions si désastreuses pour le peuple irakien et qui perdurent jusqu’à nos jours. Ensuite, celui relatif à ce qui est communément appelé le «printemps arabe». Il s’agissait de soulèvements populaires réclamant liberté et dignité qui a fait irruption dans plusieurs pays arabes y compris en Syrie. Mais dans ce dernier pays et contrairement aux autres (Tunisie, Egypte, Yémen), le mouvement de contestation et de révolte n’a pas réussi à déboulonner et renverser le régime dictatorial de Bachar Al-Assad, donnant par là-même l’occasion à des puissances étrangères d’intervenir dans les affaires internes de ce pays. Certaines au motif de venir en aide aux populations civiles syriennes, d’autres de se débarrasser d’un régime aussi laïque que honni, trop gênant à leur goût, enfin d’autres d’initier la mise en place d’un nouvel ordre géopolitique au Proche Orient. Le soutien apporté par ces pays est multiforme. Il ne concerne pas seulement la fourniture d’armes et de munitions mais aussi de contingents de jihadistes de diverses nationalités, recrutés par les soins d’associations à idéologie extrémiste, moyennant monnaies sonnantes et trébuchantes. Maisla Syrie n’est pas le seul champ de bataille de ces jusqu’au-boutistes. Lesquels ont profité du chaos et de l’insécurité régnant en Irak pour conquérir (avec l’appui semble-t-il de quelques anciens cadres de l’armée du dictateur déchu) de larges territoires leur permettant un accès aux puits de pétrole. Imbus de leur puissance, ils ont lancé un défi à la communauté internationale en instaurant sur les terres conquises un Etat islamique (Daêch) ayant à sa tête un calife dénommé Abou Baker Al-Baghdadi.
La barbarie innommable des jihadistes
Les conséquences furent terribles pour les minorités ethniques et religieuses des régions occupées : exécution sommaire de prisonniers, séquestration de filles et leur vente aux enchères publiques, Mise en esclavage des femmes, prise d’otages occidentaux et leur décapitation. Face à cette barbarie innommable, l’Occident a décidé de réagir en procédant à des frappes aériennes ciblées. Mais sans résultats tangibles.
Outre une partie de l’Irak, Daêch s’est emparé d’une bonne portion du territoire syrien, prenant pour capitale la ville d’Al-Raqqa. C’était suffisant pour donner un alibi à la Russie d’intervenir par des frappes aériennes ciblant, semble-il, aussi bien les camps de Daêch que les brigades hostiles au régime d’Al-Assad.
C’en était trop pour les populations civiles qui n’avaient plus d’autre choix que de fuir et de prendre le chemin de l’exil, par centaines de milliers bravant obstacles et dangers dans des embarcations de fortune, pour arriver à bon port en Europe. Leur marche en files indiennes à travers ce continent par sentiers et routes, portant enfants et nourrissons, était aussi émouvant, poignant que révoltant.
Malgré ce prix fort, la Syrie n’est pas au bout de ses blessures. Sans parler des combats terrestres, la guerre continue de faire rage dans les airs où peuvent se croiser des bombardiers de diverses nationalités, mais sans affecter outre mesure la combativité de Daêch. Ses adeptes sont en avant-poste en Libye, un autre pays désorganisé, en proie à la guerre civile, où ils occupent plusieurs villes côtières, Syrte, notamment. En fait, Ils sont disséminés un peu partout dans différents pays du pourtour méditerranéen, voire au-delà. Ce qui explique que son potentiel dévastateur ne s’arrête pas aux frontières des pays où il a élu domicile. En témoignent les opérations suicides portant sa signature commises récemment en France, Egypte et Tunisie.
La Tunisie et le laxisme d’Ennahdha
Concernant la Tunisie en particulier, voilà un pays qui s’est interdit de s’immiscer dans les affaires d’autrui, fidèle en cela à la ligne fixée par le 1er président de la Tunisie indépendante (hormis l’intervalle de la présidence de Marzouki de 2012 à 2014 ), qui ne fait pas l’objet de convoitises de la part de qui ce soit, qui a réussi sa transition démocratique en mettant en place des institutions élues, qui s’emploie à assurer la paix sociale et améliorer le sort de son peuple, qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix au titre de 2015 et pourtant il n’a pas échappé au phénomène du terrorisme. L’on peut même dire qu’il l’a frappé de plein fouet. Les raisons en sont certainement multiples. Outre les causes signalées précédemment, s’y ajoutent des facteurs locaux.
Suite à la révolution, un souffle de liberté sans précédent a envahi la population dans toutes ses composantes sociales y compris certains terroristes condamnés à de lourdes peines qui se trouvaient à l’époque en prison et qui ont bénéficié de l’amnistie générale. Un autre aspect et non le moindre, une année après, des élections ont amené au pouvoir un gouvernement de coalition dominé par Ennahdha le parti islamiste largement vainqueur. En interne, ce gouvernement a ouvert grande la porte aux groupes salafistes reconnaissables à leur look particulier, qui ont fait irruption sur la scène publique, portant leur bannière noire et terrorisant tous ceux (les femmes notamment) qui, par leur tenue vestimentaire, ne paraissaient pas être de leur camp. Comme il s’est montré laxiste envers les imams extrémistes qui ont occupé par la force certaines mosquées pour y faire des prêches incendiaires appelant au meurtre de certains politiques, écrivains, artistes, journalistes… considérés comme apostats et exhortant les jeunes à partir en Syrie, pour abattre le régime laïc d’Al-Assad. A l’effet d’accompagner et d’aider ces jeunes au départ, une myriade d’associations soi-disant caritatives a vu le jour avec pour mission de recevoir et collecter des fonds aussi bien localement que de l’étranger. Comme cela ne suffisait pas, il (le gouvernement) a permis à des prédicateurs venus de je ne sais d’où pour propager et vulgariser le rite wahhabite, diviser les Tunisiens en 2 camps musulmans d’un côté et mécréants de l’autre, minorer le rôle de la femme dans la vie sociale, lui assignant principalement celui de la procréation et l’éducation des enfants.
Si on ajoutait le fait que la diplomatie de l’époque avait ouvertement pris parti pour l’opposition en guerre avec le régime syrien, l’on comprendrait mieux pourquoi la Tunisie est devenue le pays le plus grand pourvoyeur de jihadistes en Syrie. Après avoir guerroyé, certains d’entre eux sont rentrés au bercail. D’autres, sans aller dans ce pays en proie à la guerre civile, se contentaient de faire la navette avec la Libye, pays plongé dans le chaos le plus total, où ils pouvaient s’entraîner en toute impunité au maniement des armes. Les uns et les autres se réclamant de Daêch ou d’autres organisations terroristes ont constitué (et constituent) une vraie menace pour la sécurité de notre pays. Ils cherchent à le déstabiliser, ruiner son économie, provoquer le désordre et l’anarchie, qui par embuscades visant les forces armées, les agents de la garde nationale, qui par actions suicides ciblant les touristes étrangers (attentats au Bardo et à Sousse). Comme ces détraqués, ces bombes humaines ne reculent devant rien, ils viennent de s’attaquer à un symbole de l’Etat en montant une opération suicide u 24 novembre 2014, à Tunis, visant un bus de la garde présidentielle, provoquant la mort de 12 agents en charge de la sécurité des institutions de l’Etat.
A travers cet acte ignoble, ils visaient à détruire les fondements de la 2e République que les Tunisiens ont librement et massivement choisi. Mais leur dessein est voué à l’échec face à un peuple uni qui s’est prononcé clairement non à l’obscurantisme et au fanatisme et qui fait corps avec les forces armées et de sécurité.
Dans cette guerre dont l’enjeu n’est pas seulement notre liberté chèrement acquise, notre démocratie naissante, nos valeurs que nous portons, notre modèle de société auquel nous sommes attachés, c’est aussi l’avenir de la Tunisie et celui de ses enfants qui sont lourdement hypothéqués. Bien entendu, elle compte d’abord sur ses propres moyens pour écarter ce danger mortel, mais comme le terrorisme est un phénomène qui ne connait pas de frontières, elle est en droit de demander aux pays frères et amis d’apporter leur soutien pas seulement en paroles mais en actes.
* Universitaire.
Donnez votre avis