Le système établi autour du président Caïd Essebsi partage certains traits avec le précédent régime: un paternalisme vaguement républicain et un culte de la personnalité modéré.
Par Yassine Essid
A l’initiative du chef de l’Etat, de nombreuses réunions ont été tenues en présence des partis au pouvoir et hors du pouvoir, y compris des représentants des trois organisations nationales, afin de prendre des résolutions exceptionnelles et urgentes pour sauver le pays.
Cette énième feuille de route est d’une naïveté qui confine à la niaiserie. Peu élaborée, d’une cancrerie touchante, le devoir de ces redoublants ne fait que résumer les lamentables tergiversations qui maintiendront encore le pays en équilibre instable sur un balancier qui n’arrêtera pas de revenir inévitablement à la case départ.
Un système établi autour de la figure présidentielle
A l’aide d’un curieux organigramme, les scribes de la réforme prétendent rationaliser le travail du prochain gouvernement sous la forme de pôles attractifs de développement qui, tel le magnétisme d’un aimant, sont censés augmenter dynamiquement et efficacement plusieurs ensembles d’activités ministérielles. Difficile de penser qu’un si vain dispositif puisse avoir d’autre origine que l’instant de solitude d’un président qui n’a rien de mieux à faire pour prouver son existence et redorer son blason que de rebaptiser et s’approprier un individualisme pseudo-technocratique qui n’a rien d’un renouveau d’efficience économique et politique.
Depuis l’effondrement du régime de Ben Ali, Béji Caïd Essebsi (BCE) n’a eu de cesse de se revendiquer, avec un acharnement farouche, de la démocratie, qu’il connait au demeurant fort mal, imprégné qu’il est d’un long passé politique qui a fonctionné dictatorialement.
L’honnêteté commande cependant de chercher ce qui génère une telle incohérence sous un régime dont le présidentialisme est limité et contrôlé par une constitution fortement réductrice. C’est que la dictature, libérale ou théocratique, ne repose pas uniquement sur l’institution de machines de violence : armée, police et milices fortement idéologisées, le tout reposant sur le sacrifice de l’individu au nom de l’intérêt général ou de la volonté divine.
Bien que non-autoritaire, le système établi autour de la figure présidentielle de BCE partage certains traits, mais à un moindre degré, avec le précédent régime: un paternalisme qui se veut malgré tout républicain et un culte de la personnalité modéré, forcément adapté au contexte. Car qu’on le félicite ou qu’on le blâme, l’inconscient collectif tient encore le président de la république pour responsable de l’ordre des choses.
Des groupes d’influence plus puissants que l’opposition
En effet, les citoyens ne voient pas les directives du Fonds monétaire international (FMI) qui imposent la rigueur budgétaire et, par suite, l’austérité, encore moins la corruption qui mine le Trésor public, la contrebande qui porte atteinte au système productif, le médiocre niveau intellectuel des dirigeants, l’élaboration et le vote des lois qui restent sans suite. Ils voient toujours un président qui dit «Je veux faire ceci ou cela» et ont l’impression, que, parce qu’il le veut, il fera, et que cette décision va machinalement améliorer leurs conditions de vie.
Il y a aussi la survivance des groupes d’influence peu visibles mais bien plus puissants que l’opposition politique.
Qu’il s’agisse des partis au pouvoir, des personnalités chassées du pouvoir, de l’anéantissement de la classe moyenne au profit de quelques oligarques industriels, sans oublier le joli ménage du commerce illégal, ils révèlent tous l’imbrication des intérêts économiques et politiques plus que jamais au cœur des luttes de pouvoir.
Mais la dérive totalitaire peut se présenter sous d’autres formes non moins tyranniques et toutes aussi incompatibles avec une désignation démocratique du chef de l’Etat. Telle l’intervention prédatrice du clan familial. Gardons-nous de l’identifier au népotisme et au clientélisme sans frein ni mesure dont le pays avait atrocement souffert sous Ben Ali. Il s’agit d’un favoritisme discret qui s’est progressivement installé et au moyen duquel BCE, poussé par cette humaine affection que nous éprouvons envers notre progéniture et nos proches parents, n’a pas craint de tailler pour son fils et ses acolytes un fief à même l’État, devenu de jour en jour un rouage essentiel du gouvernement du pays.
De Bourguiba à Caïd Essebsi en passant par Ben Ali : c’est à croire que l’esprit de clan est dans la culture des Tunisiens (ici le président avec son fils, directeur exécutif de Nidaa Tounes).
Chef d’Etat et/ou chef de clan
Le pouvoir, par une évolution commune aux États, se renforce pour faire face à des tâches multipliées. BCE a impérieusement ressenti le besoin d’un aide. Cet aide il l’a cherché et trouvé naturellement parmi ses proches. Car les politiques sont trop inféodés aux partis, ou trop soucieux de conserver leur appui en cas de vacance pour lui fournir ce fidèle dont la nécessité s’impose à lui. Selon les conceptions du temps, seuls les liens familiaux, les liens du sang garantissent un dévouement à toute épreuve et sans arrière-pensée.
Dans ce domaine BCE a agi en monarque absolu. Ce leader d’un parti qui n’était qu’une volonté de puissance lui permettant de s’imposer à l’opinion publique en incarnation incontournable de l’alternance, s’était vu contraint de prendre à cet égard, dès son avènement, des décisions lourdes de conséquences pour l’avenir. On y relève d’abord de la fatigue d’un accablé non seulement par les ans, mais surtout par le poids des affaires qui l’assaillent en sa double qualité de paterfamilias et de dirigeant politique aux pouvoirs tellement dérisoires qu’ils n’autorisaient aucune forme de satisfaction, aucun agissement substitutif. Il se voit alors contraint de recourir à sa famille.
Le chef d’œuvre de l’homme n’est-il pas de durer, comme l’écrivait Goethe, et ceci vaut pour une nation comme pour une lignée. Ce souci de continuité est sans doute à l’origine de ses relations avec son fiston. Mais, bien que généreux avec les siens, il refusa au départ d’accorder à Hafedh Caïd Essebsi, fidèle rejeton libre de tout engagement, une place prééminente dans le gouvernement préférant le cantonner à un rôle réduit au sein du parti. Plus tard, et au mépris de la survie de son propre mouvement, il ira jusqu’à lui conférer une véritable fonction en institutionnalisant sa charge. Hafedh Caïd Essebsi s’adonne alors avec un zèle belliciste pour confisquer le parti tout en le démolissant, faisant le vide autour de lui tout en engageant un équilibre sans cesse re-négociable entre la famille et certains oligarques peu recommandables.
La conjonction de la surintendance et du népotisme assurent par conséquent la prééminence du fils désormais chef incontesté du parti. Cédant probablement aux prières particulièrement pressantes de la douairière, un cousin de sa belle-fille sera élevé à son tour à la pourpre cardinalice par une promotion spéciale. Il est nommé chef du cabinet présidentiel pour exercer des fonctions sur la nature desquelles il est assez peu compétent en espérant qu’une telle parenté le pousserait à s’acquitter avec zèle et fidélité des tâches qui lui seront confiées. Le clan Caid Essebsi va ainsi contenir des groupes d’influence moins visibles mais bien plus puissants que ses opposants politiques.
Celui qui nous fait aujourd’hui la leçon n’a jamais été initié aux pratiques élémentaires de la démocratie. Un domaine nouveau qu’il entreprend difficilement de mettre en pratique car il se voit d’abord en messie sauveur du peuple. Pas plus que d’autres, effarés par l’état de déliquescence du pays, il garde malgré lui la nostalgie d’un guide suffisamment autoritaire pour être capable d’assurer la sécurité, réaliser les réformes, redresser les torts, sans exiger des citoyens plus d’efforts ni plus de sacrifices. Sauf que, les qualités dont pourrait se prévaloir Béji Caïd Essebsi, comme le charisme, les beaux discours et les initiatives normalement dévolues au chef du gouvernement ne suffisent pas et leur écho ne renvoie plus que le bruit de ses divagations. Il est désormais tributaire de la crédibilité de ce qu’il pourra faire plutôt que des apparences flottantes de ce qu’il a toujours été.
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