Bilel tué par un garde présidentiel autoproclamé chauffeur de taxi.
Alors que les exactions de la police se multiplient en toute impunité, l’Etat tunisien tarde à faire de la tolérance zéro le principe fondateur de la doctrine d’emploi des forces de l’ordre.
Par Yassine Essid
Dans un pays où on a dénombré en 5 mois 587 tués sur les routes, la tradition veut qu’en période de fêtes, le ministère de l’Intérieur, toujours soucieux de la sécurité physique des habitants et constamment attentif à servir la collectivité, appelle les automobilistes à un surcroît de vigilance. Il devrait maintenant adresser la même mise en garde aux usagers des taxis de nuit, leur demander de faire preuve de prudence, mère des sûretés. Arrêter un véhicule de transport payant pourrait devenir dangereux et particulièrement fâcheux. Il suffit pour cela d’exacerber l’état récalcitrant du conducteur, l’irriter par une franche insistance qui le rendrait hostile, impulsif, violent, pouvant aller jusqu’au désir de meurtre.
L’imprévoyance de la jeune victime, Bilel, aussi tragique qu’impardonnable, devrait nous inciter à garder toujours présent à l’esprit l’enchaînement des causes et des effets, à prendre les préoccupations d’usage même dans les choses les plus communes, les plus triviales. Car on risque désormais sa vie en hélant un taxi de nuit surtout si son conducteur est en même temps policier appartenant à la garde présidentielle, en possession d’une arme blanche, qui arrondit ses fins de mois dans une activité exercée illégalement et qui n’a rien à voir avec le métier de policier bien qu’il soit permis de l’assimiler à celle d’entrepreneur indépendant.
Un policier autoproclamé «taxiste»
D’ailleurs, cette loi du «laisser-faire», dont se prévaut la police dans bien d’autres domaines, ne devrait pas trop contraster avec les lois du travail qui excluent sans nuance les travailleurs autonomes dont l’hétérogénéité de leurs besoins et de leurs attentes devrait leur assurer des conditions de vie décentes.
Au-delà de l’aspect violent de cette affaire, l’usage illégal du véhicule par le perpétrant atteste d’abord de la difficulté pour son vieillard de père d’atteindre un revenu décent car il doit travailler parfois jusqu’à 16 heures par jour, 6 jours par semaine en plus du maintien en l’état, l’entretien, les réparations de la voiture sans oublier l’obligation d’aller chercher parfois une bouteille d’eau ou des sandwichs pour les agents en faction. Il témoigne ensuite de la précarité de situation des policiers.
Comme fils de propriétaire indépendant, ce chauffeur non-qualifié et autoproclamé «taxiste», devrait normalement disposer d’une plus grande liberté d’action qui lui permettra, une fois son travail achevé, de se servir du véhicule familial à des fins que l’on est censés ignorer. Il est permis par conséquent de s’interroger s’il n’avait pas agi dans cette affaire en chauffeur bénévole et qu’à ce titre il avait simplement refusé une prestation rémunérée? Une manière pour lui de pallier l’insuffisance des transports publics.
La police, un Etat dans l’Etat
N’ayant toujours aucune idée de ce qu’en pense le ministre de l’Intérieur, décidément toujours fort discret, à moins que le détenteur du plus gros portefeuille du gouvernement s’active-t-il en coulisses, contentons-nous du communiqué du syndicat des policiers qui ont eu l’outrecuidance de qualifier le coup de couteau dans la poitrine asséné par leur collègue par ce joli euphémisme d’«involontaire».
De telles conceptions dans la défense des salariés semblent mettre en retrait les mutations politiques instaurées depuis le 14 janvier 2012. En effet, hier, le pouvoir était le grand protecteur de la police qui, à son tour, constituait le pilier et le principal rempart contre toute opposition. Omniprésents, outrageusement visibles, ils n’avaient à l’époque nul besoin de se doter d’un syndicat. L’Etat autoritaire veillait à leurs intérêts, permettait toutes leurs dérives alors protégées par le sceau du secret, leur octroyait des pouvoirs arbitraires et exorbitants pour en faire un Etat dans l’Etat, une contre-société avec un esprit de corps qui la rendait inattaquable et autorisée à agir en toute impunité. Qui osait jamais s’attaquer à la police, contester ses brutalités, lui intenter un procès pour abus de pouvoir?
Aujourd’hui, afin d’assurer une relative paix sociale, indispensable aux restructurations de l’appareil productif du pays, la vie politique s’est particularisée par le difficile maintien d’une entente entre le gouvernement, le patronat et les syndicats qui ne veulent pas être les parents pauvres de la démocratie ni un simple acteur de la concertation sociale. Ils aspirent à devenir les représentants majeurs de la société civile, un passage obligé de l’exercice politique et économique s’érigeant en arbitre incontournable capable à la fois d’empêcher ou au contraire de débloquer l’activité économique du pays. Bref, jouer un rôle quasi institutionnalisé dans lequel plus rien ne se décidera sans eux.
Dans un tel contexte, il était naturel que les policiers se dotent à leur tour d’une organisation destinée à les protéger tout en proclamant hautement que leur unique ambition est de servir l’Etat et le citoyen. Mais les syndicats obéissent à des logiques variables selon les circonstances qui affectent considérablement leur crédibilité notamment en cas de troubles entre l’Etat et ses fonctionnaires d’autorité, entre le policier et le citoyen.
Culture citoyenne et police républicaine
On avait naïvement cru que la mission dévolue à la police dans une société de liberté est de maintenir l’ordre et la tranquillité publique, faire respecter la loi, protéger les droits fondamentaux et les libertés des citoyens, prévenir et combattre le terrorisme et venir en aide à la population. Consentir en somme une refonte de leur pouvoir afin qu’il soit mis en conformité avec les exigences d’un Etat de droit. Aussi toute réforme de la police devrait-elle passer obligatoirement par l’édification d’une culture citoyenne et l’édification d’une police républicaine. C’est sans compter avec l’émergence d’entités qui cherchent à gagner en puissance afin de défendre l’intérêt de leurs membres qui ne se réduisent pas simplement à des contestations d’intérêts matériels, mais s’étendent au-delà pour favoriser leur impunité chaque fois que nécessaire et leur assurer de redoutables privilèges dans un Etat qui n’est plus dans la position d’arbitre du bien commun et de constructeur du consensus national.
La raison et la décence ne semblent plus être des qualités inhérentes au syndicalisme au sein de la police. Des petits détails suffiraient à témoigner sur ce comportement primaire qui consiste d’intervenir systématiquement pour minimiser la mise en cause judiciaire d’un de leurs membres. En gagnant de l’influence, les syndicats finiront un jour par gérer les évolutions de carrières : salaires, titularisations, mutations, changements de grade des policiers.
Le pays est plus que jamais livré à la corruption, aux exactions, aux trafics en tous genres et à la contrebande. Dans de tels environnements il serait difficile de garder toute sa sérénité, de résister à des tentations que l’encadrement tutélaire des syndicats corporatistes est incapable d’enrayer. Il empêche de plus le gouvernement de donner la priorité à l’efficacité des services mais le conduisent plutôt à accorder une grande importance aux revendications corporatistes, à apprendre à caresser les syndicats dans le sens du poil. Dans aucun domaine on n’a réussi à faire de la tolérance zéro le principe fondateur de la doctrine d’emploi des forces de l’ordre on y adaptant notamment la politique pénale.
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