Béji Caïd Essebsi est en passe de constituer sa nouvelle majorité parlementaire au nez et à la barbe des Nahdhaouis qui ne savent plus à quels saints se vouer.
Par Jomâa Assâad *
Passablement agacé par certaines indiscrétions, jugées inopportunes à l’évidence, le président de la république Béji Caïd Essebsi (BCE) a catégoriquement nié tout différend avec Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha. Le dossier semble donc définitivement clôt. Or, à y regarder de plus près, ce démenti aurait beaucoup plus valeur de confirmation, sur fond de non-dits.
Pour décoder le message de BCE, il nous faudra recourir aux catégories diplomatiques. N’oublions pas que, contrairement à son idole, Habib Bourguiba, M. Caïd Essebsi a été fortement marqué par son cursus diplomatique.
Une cohabitation devenue encombrante
Le lexique des diplomates établit une hiérarchie codifiée que notre usage quotidien de la langue ignore quasiment. Ainsi, selon qu’une relation est «excellente», «bonne», «normale» ou bien «fraternelle», «amicale», «cordiale», l’on passe du statut d’allié stratégique à celui de potentiel ennemi. Le sec «Je n’ai pas de différends avec le cheikh Ghannouchi» est, diplomatiquement symptomatique d’un froid glacial, digne des contrées sibériennes les plus reculées. Si seulement il avait pu surenchérir d’un apaisant «identité des vues», «action commune», «concertation en vue de l’intérêt national», toutes formules dédiées, voici quelques mois encore, à l’appui de la symbiose des deux cheikhs, nous nous serions abstenus de colporter les rumeurs selon lesquelles la rupture entre le président de la république et les islamistes serait politiquement consommée.
A preuve, contrairement à un usage devenu «sacré» au fil des mois, BCE n’a pas puisé dans sa panoplie «arguments vente de la destination investissements en Tunisie», le merveilleux miracle tunisien de la salutaire cohabitation politique islamistes-civils, lors de sa récente visite aux Etats-Unis. A lire les divers comptes-rendus… mêmes officiels, pas un traître-mot vantant les mérites d’une cohabitation présentée, hier encore, comme «archétype des acquis de notre jeune démocratie».
Au plan intérieur, même constat. Aussi bien la présidence de la république que celle du gouvernement évitent soigneusement de faire allusion à leurs «partenaires» islamistes. Il n’est pas jusqu’aux plateaux médiatiques qui ne veillent scrupuleusement à ne pas trop afficher une cohabitation devenue incommodante… pour tout le monde.
Quand Ennahdha se fait harceler
Les Nahdahaouis n’ont pas été, à cet égard, en reste. Invité, il y a quelque peu, par le chef du gouvernement Youssef Chahed à une réunion des partis au pouvoir, M. Ghannouchi a brillé par son absence, acculant la présidence du gouvernement à la censure médiatique de ladite réunion.
Se parant de leurs plus beaux atours de suppliciés, et contrairement à leur coutumière discrétion, les Nahdhaouis ont rendu public le divorce annoncé pour «harcèlement» («taharrouch»), pour reprendre la propre expression du cheikh, exercé à l’encontre d’Ennahdha par une campagne médiatique savamment orchestrée… et commanditée.
Poussant plus avant leurs messages provocateurs, à l’adresse personnelle cette fois-ci de BCE – agaçant l’une de ses cordes sensibles –, M. Ghannouchi n’a pas hésité à accorder une solennelle audience et non moins médiatisée, sourire en bandoulière, à la non-voilée Sihem Bensedrine, la très controversée présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) pour réceptionner – au mépris de la constitution, faut-il le rappeler? – le rapport d’activités annuel de l’IVD. Lequel rapport devant être remis, sinon exclusivement du moins prioritairement, au président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), et en aucune manière au président d’un parti politique… ne serait-ce qu’en gage de reconnaissance (le triste, et non moins rocambolesque épisode du dossier Slim Chiboub devant largement éponger la dette de Ghannouchi envers l’Arabie saoudite, et ce ne sont sûrement pas Ridha Belhaj, ex-chef de cabinet du président de la république, et Hatem Eleuchi, ex-ministre des Domaines de l’Etat, qui nous démentiront à ce sujet.)
Pour l’heure, c’est au parlement que le duel des deux cheikhs est transposé. Hier encore les simples désirs d’Ennahdha avaient force de lois imprescriptibles. Aujourd’hui, «harcelé» (l’image est plus que révélatrice de la structure mentale de son auteur), il a toutes les peines à faire accepter son veto face au droit de vote des forces armées (l’armée et les forces de l’ordre n’étant pas «garanties» pour reprendre une expression du vénérable cheikh… et elles le seront de moins en moins suite à la purge au ministère de l’Intérieur).
Pire encore, leurs espoirs d’une prochaine mainmise de fait au plan local, leur garantissant un quadrillage rapproché de la population, outre les 5500 mosquées sillonnant le pays et prêtes au premier signal d’accourir à la rescousse, viennent d’être déçus par un report aux calendes grecques des élections municipales. Il est fort à parier que celles-ci n’auront lieu qu’à quelques mois, sinon semaines, des présidentielles. Wait and see…
Descente aux enfers accentuée par la faillite de leur campagne contre le «tawrîth» (transmission héréditaire du pouvoir). BCE leur ayant coupé l’herbe sous les pieds en proposant la délégation de la présidence du Nidaa Tounes, le parti qu’il avait fondé en 2012, à M. Chahed, reléguant de la sorte au second plan, du moins symboliquement et médiatiquement, son fils Hafedh Caid Essebsi (HCE).
La majorité est en passe de virer de camp
Aux abois, leurs sous-traitants, au Nidaa même, finirent par perdre toute crédibilité. D’une part, Sofiane Toubel, président du bloc parlementaire de Nidaa, l’un des derniers remparts nahdhaouis (co-pèlerinage faisant foi), se disait opposé au principe même du «tawrith» et, d’autre part, il mène campagne, aujourd’hui, contre le remplacement de HCS par M. Chahed à la tête du parti. Pareille position étant politiquement intenable, gageons que les jours de M. Toubel à la présidence du groupe parlementaire ainsi qu’aux instances dirigeantes du Nidaa sont désormais comptés.
BCE, se consacrant à son one man show de plus belle, est en passe de constituer sa nouvelle majorité parlementaire au nez et à la barbe des Nahdhaouis qui ne savent plus à quels saints se vouer. Ses «enfants» du bloc parlementaire Al-Horra, bien-sûr, mais aussi les turbulents «jabhâwiyyîn» (dirigeants du Front populaire), ont été reçus en grande pompe au Palais de Carthage. Qualité commune à tout ce beau monde?… Suivez le regard de BCE, s’il vous plait : Ils sont tous, ès qualité, représentants du peuple. La majorité est en passe de virer de camp.
Sacré Bajbouj !
Pour revenir à sa très laconique «Je n’ai pas de différends avec le cheikh Ghannouchi», on remarquera, sans peine, que notre Bajbouj national n’arrive pas à voir en ce personnage un «civil», Ennahdha, comme parti politique, demeurant pour lui tout autant invisible à l’œil nu.
* Universitaire.
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