Sami Brahem et Gilbert Naccache.
Les victimes présentées par Mme Bensedrine se sont confessées, la matrice de la dictature a disparu, mais l’autorité est toujours là et… l’injustice.
Par Dr Mounir Hanablia *
Six ans après le départ de Ben Ali, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a enfin fini par soumettre au pays tout entier les résultats de son travail d’investigation au cours d’un show à grand spectacle, c’est le moins que l’on puisse dire, durant lequel sa présidente, la très controversée Sihem Bensedrine, en bonne enfant de ce peuple méditerranéen qui plus que les autres adore accaparer les feux de la rampe, a occupé autant les devants de la scène que tous ceux qu’on avait prié de venir raconter les malheurs qu’ils avaient dû affronter pendant la dictature et dont les récits, tous effectivement aussi terribles les uns que les autres, inspirent autant la compassion que la honte pour tous ceux qui ne s’étaient jamais posé la question de savoir la raison pour laquelle ces gens avaient subi de telles avanies, si tant est qu’ils eussent jamais cherché ne serait ce qu’à l’imaginer. Et naturellement, dans cet univers kafkaïen exposé par le récit, un témoignage se singularise, celui du grand Gilbert Naccache, par sa sensibilité et sa lucidité.
L’Etat national dans la continuité de l’Etat colonial
Gilbert Naccache, à travers son expérience personnelle ou celle de quelques uns de ses camarades, a mis à nu la machine judiciaire carcérale qui à l’époque de Bourguiba saisissait les opposants pour les broyer pendant de longues années et qui continuait à les traquer généralement d’une manière insidieuse, au besoin par de nouvelles arrestations, jusqu’à la fin de leurs vies.
Mais Gilbert Naccache, qui comme Abraham Serfati au Maroc, n’avait jamais accepté le pardon proposé, commentant l’évolution politique de Bourguiba, l’avait accrédité d’opinions très IIIe République Française, mais avait mis son choix de la dictature autant sur le compte de son conflit avec Salah Ben Youssef, que de sa peur de tout projet politique alternatif, tels que, selon ses propres dires, le marxisme, ou l’autre grand projet globalisant qu’il n’avait pas cité, l’islamisme. Et donc ce seraient les circonstances qui auraient fait de Bourguiba un dictateur, mais lesquelles?
Cette période historique qu’on appelle l’indépendance avait partout imposé l’archétype du Libérateur Père de la Nation à qui le peuple vouait un véritable culte du héros, aussi bien en Indonésie ou en Guinée, au Ghana, en Côte d’Ivoire qu’en Chine, en Yougoslavie, ou au Vietnam. Et là les propos de Gilbert Naccache doivent être relativisés, Bourguiba a aussi subi l’influence des dictatures fascistes de Mussolini, et celle du régime colonial, qu’il avait côtoyées très étroitement. Et en fin de compte l’Etat national n’avait été sous bien des aspects que le continuateur de l’Etat colonial. Mais malheureusement, cela personne n’en a parlé.
Fait non moins important, un Etat dictatorial, pour fonctionner, a toujours eu besoin de l’assentiment au moins tacite d’une grande partie de la population, afin de gérer le quotidien, la répression n’intervenant qu’en dernier recours pour dissuader ceux qui seraient tentés de quitter la ligne tracée par l’Autorité, et force est de constater que l’Etat de Bourguiba avait adopté de nombreuses mesures de caractère social qui avaient grandement amélioré la vie de la majorité de la population par rapport à la situation qui prévalait sous l’Etat colonial. Mais naturellement pour entretenir cette collaboration si nécessaire à sa survie, tout Etat dispose d’un appareil de propagande ou de persuasion de masse, ayant pour fonction de conditionner l’ensemble des citoyens à l’exécution des programmes planifiés par l’autorité. Et parmi les instruments utilisés les procès politiques constituaient l’un des points communs à tous les régimes totalitaires.
Table dressée au dessus d’une estrade sur laquelle s’asseyait la grande prêtresse de la Vérité et de la Dignité.
La grande prêtresse de la Vérité et de la Dignité
L’ironie de l’Histoire, c’est que le militant issu du marxisme Gilbert Naccache, en faisant le procès du régime de Bourguiba, faisait en même temps celui de tous les stalinismes. Mais c’est bien d’un procès justement qu’il s’agissait avec cette table dressée au dessus d’une estrade sur laquelle s’asseyait la grande prêtresse de la Vérité et de la Dignité, accompagnée de ses clercs et qui de temps à autre relançait le confessé afin de l’aider à préciser certains points de sa mémoire, au milieu d’un parterre recueilli des représentants de la nouvelle élite de la Liberté, dont plusieurs avaient acquis leur légitimité, plus tard consacrée par les urnes, pour avoir été persécutés sous la dictature pour leur combat en faveur d’idées qui ne devaient rien à la liberté.
Et donc il y a eu des gens qui ont parlé, mais on avait peine à saisir qui était l’accusé: la répression, la dictature, Bourguiba ou Ben Ali? Et surtout on avait peine à imaginer où l’étalage de toute cette somme de souffrances humaines, aussi horribles les unes que les autres, pourrait aboutir.
On a certes eu l’expérience de l’Afrique du Sud, les communautés s’étaient réconciliées mais l’équilibre économique n’avait pas été altéré; mais on a eu aussi celles du Chili et de l’Algérie française et plus tard algérienne où des lois avaient protégé les tortionnaires de toute poursuite. Il y a eu également celle du Maroc où les victimes avaient reçu des compensations financières pendant que les tortionnaires échappaient à toute poursuite, et celle de l’Argentine où des tortionnaires et non pas des moindres avaient fini par être jugés mais où après un certain délai les poursuites n’étaient plus recevables. Mais il y a eu aussi le Libéria et la Yougoslavie où tout cela s’était terminé face au Tribunal pénal international (TPI).
Un procès de la dictature somme toute tardif
Mais ici, en Tunisie, après les procès engagés contre les responsables des tueries de janvier 2011 et dont le déroulement et le verdict avaient suscité de nombreuses critiques, et après toutes ces histoires horribles allant de l’extradition d’un ancien Premier ministre libyen (Baghdadi Mahmoudi, Ndlr) aux assassinats non encore élucidés de deux membres éminents de l’opposition (Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, Ndlr) ainsi qu’à la mort au cours d’une émeute d’un troisième (Lotfi Nagdh, Ndlr) dont le procès a suscité une polémique, des actes de terrorisme qui ont conduit le pays au bord du gouffre, et des entreprises de déstabilisation frappant l’économie, ce procès de la dictature apparaissait somme toute tardif, ne répondant nullement aux préoccupations d’une opinion publique, du moins d’une certaine élite issue des régimes politiques précédents, avant tout soucieuse de l’avenir, et pour qui, malgré l’instauration du pluripartisme et d’une certaine alternance au pouvoir, la menace ne provenait plus d’une privation de ses droits politiques, mais de l’instauration d’une société aux normes moyenâgeuses.
Un show à grand spectacle.
Or l’avènement du pluripartisme n’a pas signifié l’avènement d’une société libre, d’abord les lois ne sont comme dans tous les pays pas toujours respectées, et on a vu comment les persécutions pouvaient changer de forme et acquérir des aspects juridiques ou réglementaires légaux, des gens comme Issam Dardouri (syndicaliste sécuritaire, Ndlr) sont en prison pour des raisons qui demeurent obscures et qui ont fondamentalement trait à une liberté d’expression qui dérange certains centres du pouvoir occulte, dont l’influence politique ou financière demeure suffisamment importante pour réprimer ceux dont ils veulent se débarrasser.
Et c’est là que le bât blesse, les victimes présentées par Mme Bensedrine se sont confessées, la matrice de la dictature a disparu, mais l’autorité est toujours là; elle possède une apparence institutionnelle mais elle est devenue diffuse; elle règne toujours en ces lieux virtuels et cachés où se prennent les décisions dont les effets influent sur le devenir des autres, sans que l’on sache obligatoirement en fonction de quels critères.
Sommes nous devenus grâce à ce procès à grand spectacle de la dictature, dont les travaux sont retransmis par la chaîne télévisée Al Jazeera du Qatar, plus évolués et plus civilisés, et avons-nous instauré les bases d’un monde meilleur pour nos compatriotes? Et surtout avons-nous instauré une démocratie réelle, ou une démocratie simplement formelle?
Gilbert Naccache avait conclu en disant que ce qu’a fait l’Instance Vérité et Dignité avait été nécessaire parce que l’établissement de la vérité est toujours révolutionnaire. Certes, mais une vérité tronquée? Enfin cette dernière question: avons nous en établissant cette vérité là, fait l’économie de la justice?
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
Donnez votre avis