Un militaire à la tête d’une entreprise saura peut-être y rétablir un minimum de discipline mais fera-t-il pour autant un bon manager ? Qu’on nous permette d’en douter…
Par Yassine Essid
Contrairement à ce que croient le personnel salarié autant que le public, désabusés par les sempiternelles déclamations sur d’imminents plans de redressements de Tunisair restés sans suite en dépit des changements à répétition de personnalités appelées à diriger la compagnie pour des périodes toujours indéterminées, la récente nomination d’un colonel de l’armée nationale à la tête d’une entreprise publique nous laisse tout pantois.
Au premier abord, certains y voient un antidote salutaire capable de mettre fin aux souffrances d’un fleuron de l’économie nationale désormais discrédité et au bord de la faillite. D’autres sont au contraire franchement déconcertés par l’arrivée à la tête de Tunisair d’un élément d’unité combattante, fondée sur la prescription et le commandement, peu adaptée aux procédés managériaux modernes, à l’art du possible fait de marchandage, de compromis et de machiavélisme bien peu martial.
Une entreprise n’est pas un régiment
En résumé, on considère les militaires nullement qualifiés pour restructurer un établissement public au bord du gouffre car on ne gouverne pas une entreprise comme on commande un régiment.
Remontons brièvement l’histoire. A l’origine, il y a une entreprise publique peu performante et peu concernée par l’économie de marché en raison de sa position monopolistique. Soustraite à la logique du profit, elle pensait réussir indéfiniment à combler les vœux de ses passagers, à garantir la stabilité de l’emploi et la revalorisation des salaires indépendamment de ses résultats économiques et de l’évolution de sa productivité. Sauf qu’une telle équation défie les lois de l’économie. Alors, progressivement, elle a cessé de satisfaire le consommateur au détriment de ses trop nombreux salariés et du contribuable.
Dans le domaine des entreprises, publiques ou privées, existent des modèles de gestion particuliers que dominent parfaitement les spécialistes de la discipline. Pourtant on s’était évertué pendant des décennies à placer des personnalités politiques en disgrâce provisoire à la tête d’une compagnie aérienne qui demeurait, malgré tout, la chasse gardée des premières dames du pays, Wassila Bourguiba autant que Leila Ben Ali, qui en avaient fait un point de chute commode longtemps viciée par le népotisme, la cooptation et la vénalité.
Cela étant, la dérive de Tunisair, encore à l’abri de la concurrence dans une économie mondialisée et en dépit de l’engagement pour un accord de ciel ouvert (Open Sky), qu’elle ne saurait reporter indéfiniment, a atteint aujourd’hui un point de non-retour malgré le verdict sans appel des nombreux contrôles et audits effectués: un ingérable sureffectif qui ne se résorbera que par un lourd dégraissage.
Du côté des valeurs professionnelles partagées par le personnel de service, naviguant ou au sol, le bilan est encore moins réjouissant : nonchalance et incompétence absolue, indifférence et manque de considération, totale absence de dévouement, flagrantes erreurs de comportement envers les passagers en difficultés de la part d’une aristocratie ouvrière qui estime certaines tâches humiliantes et indignes de leur personne. Pour compléter le tableau, régionalisme, clanisme et copinage complice avaient remplacé avantageusement les relations de travail.
Une réputation lourdement engagée
Bien que la responsabilité directe relevait plutôt des sociétés sous-traitantes de manutentions, la réputation de Tunisair fut lourdement engagée dans les tristes pratiques des bagages forcés ou volés et ce, malgré les soi-disant mesures drastiques annoncées par un ex-Premier ministre suffisamment inquiet de l’ampleur du phénomène pour se rendre en personne sur place.
Depuis la chute du régime, Tunisair s’était retrouvée confrontée aux problèmes d’administration d’un personnel devenu désormais rétif à toute autorité, encouragé notamment par la trop forte complaisance des syndicats. Le déficit budgétaire abyssal, aggravé par la crise du tourisme et une direction totalement discréditée, rendait obligatoire l’exécution rapide d’un inévitable et énième plan de restructuration.
Quoi de mieux dans un tel contexte que le recours à un management à la fois contrôlant et exigeant après des années où la majorité des salariés étaient livrés à eux-mêmes et le contribuable forcé d’éponger les pertes? Quoi de mieux que le recours à la discipline militaire comme outil de gestion? Cruciale au bon fonctionnement des armées, dans la mesure où rien n’est laissé à l’initiative du soldat mais imposé par l’autorité supérieure hiérarchique sous peine de sanction, les règles de la discipline seront implantées à tous les étages afin que les agents apprennent à tout faire ensemble, forment un groupe cohérent et efficace pour répondre aux défis qui se présenteront sur leur parcours.
C’est là qu’intervient justement la qualité de commandement propre aux militaires. D’où la nomination d’un colonel de l’armée censé être seul capable d’engager les réformes nécessaires et de remonter le moral des troupes en leur insufflant les valeurs d’honneur, de sacrifice et de dignité.
Pour réussir un tel changement, il faut que le colonel fasse preuve d’une intuition immédiate qui exclue l’effort du raisonnement. Il doit se familiariser avec l’état d’esprit d’un corps social déstabilisé, découvrir les sujets qui l’inquiètent et, plus laborieux, leur insuffler de nouvelles valeurs : proximité, convivialité, sentiment d’appartenance, lesquelles ne sont pas négociables et doivent être préservées.
Il y a aussi le rôle non négligeable des syndicats et leurs délégués continueront à faire la pluie et le beau temps et dont il doit craindre en permanence les manœuvres. Il verra malgré tout des salariés peu respectueux des usages, qui fixent eux-mêmes leurs horaires, qui mettent en question l’ordre établi et qui finiront par se rebeller d’avance contre l’idée même d’avoir à subir une autorité légitime.
Compétences militaires et compétences civiles
Dans certains pays, on croit naïvement qu’un officier supérieur de l’armée est une personne tout à fait indiquée pour assurer la marche d’une entreprise publique. Une caractéristique propre aux régimes politiques autoritaires, de niveau politique et de structure sociale sous-développés. Si mes souvenirs sont bons, la chute du régime de Ben Ali n’était pas un vraiment un coup d’Etat militaire. L’armée était restée officiellement neutre et sa subordination aux gouvernements civils successifs était affirmée de manière absolue même dans les moments de crise grave comme ce fut le cas sous la Troïka, l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha. Elle n’était que gardienne des institutions, occupée à la lutte contre le terrorisme et au maintien de l’ordre public dans le cadre de l’état d’urgence.
L’armée serait-elle dépourvue d’efficacité si elle était davantage organisée sur le modèle d’une entreprise civile? L’entreprise privée serait-elle plus productive si elle était davantage organisée sur le modèle de l’armée?
Les compétences de l’armée ne sont de même nature que celles des institutions civiles. Certes, comme tout corps constitué, elle doit s’adapter aux changements et de nombreux officiers possèdent aujourd’hui d’incontestables qualifications d’ingénieur, de technicien, de médecin ou même d’expert en relations internationales. Mais quand bien même la frontière entre les compétences militaires et les compétences civiles tendent à s’effacer, le style d’autorité n’a pas nécessairement changé.
L’officier moderne demeure un professionnel obéissant et respectueux de l’autorité et se limite à exprimer des avis d’expert militaire mais ne saurait en aucun cas chercher à imposer des décisions ayant des implications dépassant le champ strictement défini de la compétence militaire. Il y aurait donc bien une indiscutable différence entre l’intendance militaire de ravitaillement des troupes et la gestion d’une compagnie aérienne.
Même si le modèle d’organisation de l’armée moderne s’est étroitement rapproché de celui d’une entreprise civile, l’armée demeure un corps destinée avant tout au combat et ne peut pas adopter une philosophie purement managériale. Le maintien d’un esprit martial lui est nécessaire car les règles et les normes qui régissent la vie militaire ont pour seule fonction de contribuer à l’efficacité opérationnelle de l’armée en cas de conflit.
Coordonner ou ordonner ?
Aussi, le rôle d’un Pdg d’entreprise est de planifier et de coordonner plus que d’ordonner. La complexité des tâches interdit le recours strict aux chaînes de commandement, mais exige de déléguer aux échelons inférieurs une plus grande marge d’initiative. Les valeurs militaires ne sont pas de ce fait adaptées aux exigences d’une économie moderne et les agents de l’entreprise, quels que soient leur engagement et leur abnégation, ne ressemblent en rien à des recrues prêtes à aller combattre jusqu’au sacrifice de leurs vies.
Ce changement brutal de stratégie de la part du gouvernement n’est pas nouveau et l’intégration des militaires dans les fonctions civiles avait déjà suscité par le passé de la méfiance et de puissantes résistances pour finalement déboucher sur d’amers déboires.
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