Les Tunisiens ont remplacé un régime autoritaire et corrompu par un rêve «révolutionnaire» aussi irréel que frustrant. L’Etat se délite, le peuple s’insurge…
Par Yassine Essid
Dans l’un de ses grands meetings à la fois didactiques et enfiévrés, Jean-Luc Mélenchon, le candidat aux présidentielles françaises 2017 à la tête du mouvement «La France insoumise», avait proposé un impardonnable néologisme politique qu’il avoua avoir emprunté à ses «amis tunisiens» : le dégagisme. «Je vote, ils dégagent», somma-t-il à ses partisans.
Mécanismes démocratiques et contestations populaires
Selon ce nouveau précepte, conçu comme loi d’ordre et de vérité, le vote démocratique serait devenu un vote révolutionnaire dès lors qu’il permet de mettre à plat la société, faire place nette en donnant du balai non pas à un régime autoritaire réputé des plus tenaces et des plus répressifs, mais à tous ceux qui représentent la dictature absolue du grand capital financier, ainsi que ceux qui défendent les biens des privilégiés de la fortune, responsables de la misère et de la ruine des hommes comme de la terre. Bref. Un système qui permit que les 85 les plus riches du monde possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres.
Le pays déclencheur du «Printemps arabe», aujourd’hui seul rescapé bien que mal apaisé, se réclame ouvertement de la démocratie avec son cortège plus que contraignant, bien qu’encore au stade de l’application pratique, de dispositifs juridiques et politiques auxquels s’ajoute une panoplie de droits établis dans une perspective de justice sociale et de paix.
Or, il s’est avéré que ces énoncés, censés donner une souveraineté absolue à la loi, ne constituent nullement un rempart contre des vagues de contestations populaires quasi quotidiennes réclamant le départ, non pas cette fois d’un dictateur, mais de tous ceux que la foule estime comme ayant abandonner avec perfidie l’idéal démocratique à partir du moment où, à leurs yeux, rien n’a vraiment changé. Ministres, gouverneurs, délégués, Pdg d’entreprises publiques et autres serviteurs et symboles de l’autorité de l’Etat sont en permanence dans le collimateur de bandes insurrectionnelles.
L’autorité de l’Etat est en permanence dans le collimateur de bandes insurrectionnelles.
Imbues d’une autorité souveraine, ces protestataires jugent inaptes ceux qui les gouvernent. Ils s’octroient chaque jour un peu plus le pouvoir de défier l’Etat et ses institutions. Ils traitent alors d’imposteurs ceux qui s’ingénient à ne pas tenir leurs promesses et qui croient pouvoir impunément abandonner leurs engagements; qui craignent de faire les réformes indispensables pour redresser le pays afin d’améliorer le sort des plus démunis et qui abusent de tous les artifices pourvu qu’ils conservent leur pouvoir.
Furieux autant qu’indignés, de hordes de contestataires seraient bien capables un jour de faire usage du même cri d’hostilité pour marquer leur détermination à en finir, non pas avec la tyrannie cette fois, mais avec une oligarchie d’incapables en s’accaparant de nouveau la fameuse injonction : dégage !
Minimiser ses devoirs et abuser de ses droits
La Tunisie est devenu un pays qui a l’outrecuidance de s’enorgueillir d’une nouvelle constitution pourtant ouverte à toutes les interprétations, qui se réclame d’un Etat de droit devenu pourtant une fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Une réalité qui l’expose aux attaques d’une tourbe démagogique qui s’attribue la clairvoyance et la défense de l’intérêt commun mais qui est toujours prompte à entraîner le peuple à minimiser ses devoirs et abuser de ses droits.
Dans un contexte où l’excellence qui fait le bon citoyen est ardemment recherchée mais toujours introuvable, toute démocratie s’étiole, s’anémie et se débilite chaque jour davantage par manque de contact avec la réalité vécue.
On pense évidemment à tous ceux qui dissimulent, sous le tapis de leur agitation stérile de commis de l’Etat, leur immobilisme, les dérives illicites, les abus, l’incompétence, l’amateurisme, la corruption avec la mansuétude complice, cela va de soi, des agents de l’Etat.
Malgré tous ces déboires, on continue de vouloir se pavaner à la cour des grands en montrant qu’on a dépassé le stade de la révolution et de la transition démocratique. Il faut vraiment avoir bien du culot pour oser donner des leçons de liberté et de justice et énumérer avec un orgueil comique la robustesse de nos institutions, l’exemplarité de nos dirigeants et la probité des représentants du peuple.
La chute du régime de Ben Ali marque l’ouverture d’un champ nouveau et original dans la conscience sociale mais qui est emblématique d’un profond malentendu quant au rôle de l’Etat et du chef de l’Etat. Pour produire tous ses effets, ce changement de régime aurait nécessité un changement sensible des comportements. Or, à l’évidence, tel ne fut pas le cas.
Le président de la république assigne au chef du gouvernement, qui l’accepte, le statut dégradant de subordonné.
L’irréalité du rêve «révolutionnaire»
D’abord l’Etat. Cette entité abstraite, cette créature mystérieuse qu’on charge de réaliser l’impossible, continue, comme par le passé, d’être la plus sollicitée, la plus invoquée et la plus accusée qu’il y ait au monde. On attend tout de l’Etat: organiser la société, assurer la paix et la sécurité, créer de l’emploi et réduire le chômage, améliorer les transports et la santé publique, extirper la cupidité des riches et limiter le pouvoir du patronat, instruire les jeunes et secourir les vieux, faire baisser les prix tout en diminuant la fiscalité pour relancer l’activité, pondérer les profits des entreprises tout en augmentant les salaires de employés, encourager les prêts à la consommation, de préférence sans intérêt, et proposer des crédits pour tous les projets, réduire les impôts et encourager la culture, libérer le commerce tout en luttant contre la contrebande.
L’Etat est enfin appelé à éradiquer la corruption, invoquer la pluie et pourvoir à tous nos besoins sans demander un surcroît d’efforts. Mais, pour cela, il faut à l’Etat quelques ressources. S’il refuse de faire ce qu’on exige de lui, il est accusé d’impuissance. S’il essaie de le réaliser, il est réduit à s’endetter et à taxer davantage.
Ainsi, alors que le pays a changé de régime et l’irréalité du rêve «révolutionnaire» désormais bien établie dans les esprits, l’Etat réapparaît sous son jour ordinaire de simple fiction, incapable de satisfaire à toutes les demandes et qui ne remplit pas les conditions qu’on lui impose en dépit de sa vocation à satisfaire toutes les revendications.
Ce même égarement de la conscience populaire, on le retrouvera marquant la nature du pouvoir politique, notamment celui du chef de l’Etat. De l’autocrate, dirigeant coercitif, on était censé passer à une chefferie sans pouvoir, à un personnage dépourvu de moyens effectifs de domination, à savoir un président de la République élu au suffrage universel, disposant de peu de pouvoirs, et un gouvernement responsable devant le Parlement. Une nouvelle réalité qui demeure impensable autant pour par ceux qui attendent tout de l’Etat que pour l’actuel titulaire de la fonction qui avait plus d’une raison pour se considérer naturellement prédisposé au commandement et décidé à ressusciter le mythe de l’Etat-personne.
En accédant à la magistrature suprême, Béji Caïd Essebsi était en effet persuadé qu’il continuerait à incarner dans l’esprit des Tunisiens la puissance de l’Etat bien que le pouvoir exécutif n’était plus constitutionnellement entre ses mains. En cela, il se trompa d’époque. Coincé entre l’ambition d’un pouvoir obtenu suite à une victoire personnelle indiscutable, et la limite qu’imposent à sa liberté d’action les nouveaux principes qui fixent l’organisation de l’Etat, Béji Caïd Essebsi s’est retrouvé placé devant un dilemme: ou bien le défaut de l’institution et son horizon anarchique, ou bien l’excès de cette même institution et son destin despotique. En l’absence d’alternative, il mit toute son ardeur à se claquemurer dans d’inextricables intrigues, de tractations douteuses et de magouilles politiciennes.
On dégage ou on s’engage
Ainsi, nonobstant ses prérogatives réduites, Béji Caïd Essebsi, qui traîne un passé de morale politique peu valorisant, a continué à développer une conduite d’inspiration quasi monarchique. Il ne faut pas être un ennemi implacable du principe dynastique pour mettre en cause sa soumission aux consignes permanentes des ses proches, aux desiderata de son fils au point de réduire en cendre son parti pour devenir l’otage consentant des islamistes d’Ennahdha. Plus grave, sa manie à l’ingérence dans les affaires de l’exécutif l’avait conduit à assigner au chef du gouvernement, qui se laisse faire, un dégradant statut de subordonné tout en conspirant à son insu avec son complice d’Ennahdha.
Sous la présidence Caïd Essebsi, l’organisation des institutions politiques ressemble de plus en plus aux organes des mollusques acéphales. La spécificité du politique se trouve de plus en plus diluée dans le jeu ordinaire des stratégies personnelles, des rivalités, des tensions, des conflits et des intérêts opposés.
En conséquence, la structure et le fonctionnement de la société tunisienne peuvent bien faire l’économie d’un organe du pouvoir devenu non seulement inutile mais préjudiciable à la gestion des affaires publiques.
A quoi servirait, en effet, de détenir ce privilège lorsqu’on est tenu pour responsable de la dégradation de l’état du pays par ceux qui, hier encore, étaient ses plus dévoués féaux?
Lorsqu’on est dénoncé en permanence pour avoir abusé de son pouvoir et qu’on l’exhorte à se confiner strictement à ce que lui dictent ses prérogatives?
En continuant à nier la juste mesure pour convertir un organe apparent et effectif du pouvoir en une autorité respectée, crédible, censée rétablir des équilibres perturbés et adéquatement conforme à la morale politique, Béji Caïd Essebsi, victime d’une ambition devenue anachronique, se condamne à n’exister qu’en tant que caricature de la fonction présidentielle. Alors on dégage ou on s’engage?
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