Le soutien à la guerre lancée contre la corruption révèle le degré d’hypocrisie et parfois de simplisme de l’opinion publique, de la société civile et des partis politiques.
Par Yassine Essid
Fin mai, la classe politique prend tout d’un coup conscience que le pays vient d’échapper aux répercussions les plus violentes des mouvements sociaux. Des vagues protestataires d’autant plus agressives qu’elles étaient exacerbées par les manipulations conjuguées des barons du trafic illégal en tout genre alliés à des personnalités politiques toujours assoiffées de pouvoir.
Usure d’un système, impuissance de l’Etat
L’Etat était devenu tellement vulnérable, car de plus en plus soumis aux lois du marché et aux intérêts les plus divers, qu’il aura suffi de quelques révélations d’un pilier du système Ben Ali, dans lesquelles il accablait d’autres en ayant bien soin de ne s’accuser jamais, pour provoquer la stupeur du public et susciter la crainte dans les rangs de certains individus qui n’ont cessé d’évoluer dans les sphères du clientélisme et de l’échange des faveurs.
Conscient de l’étroitesse de la marge de manœuvre qui lui reste dans la résolution des problèmes socio-économiques toujours pendants, le chef de gouvernement décide alors, faute de mieux, de remplir le rôle de procureur-général, déterminé par la nécessité de donner un coup de pied, bien tardif il faut le dire, dans une fourmilière où bon nombre de politiciens et d’hommes dits d’affaires, doués d’une grande habilité, redoutés de tout le monde, se sont longtemps livrés avec arrogance et ostentation à mille et une combines patiemment accumulées. Ces pratiques révélaient pourtant à tous les yeux l’usure d’un système qui avait abouti à l’impuissance face à la corruption.
Ceux, connus pour leurs immenses fortunes amassées sans grande honnêteté et qui, hier encore, couvraient de leurs propres deniers les hommes politiques et les chefs de partis subitement effarouchés à l’idée d’être mêlés à cette vague d’arrestations, constituaient pourtant les délices du ménage présidentiel duquel est issu le Premier ministre.
Ce tissu extrêmement dense de réseaux mafieux qui s’étaient assuré la docilité des gouvernements successifs, exerçant une emprise directe sur la vie économique et politique du pays, au point qu’ils ont fini par rationaliser leurs intérêts matériels comme étant ceux de la société elle-même, font aujourd’hui l’objet d’une rafle gigantesque bien qu’elle ne concerne pour le moment que les figures de proue.
L’heure arrive donc où l’on estime que la coupe la plus sereine déborde, assez en tous les cas pour plonger un Youssef Chahed, méconnu ou méconnaissable, dans le bain ardent de la colère, et l’animer de l’intransigeante responsabilité morale du va-t-en guerre.
Duplicité, hypocrisie, renoncement et compromission
Le déroulement de la marche de soutiens dont il bénéficie aujourd’hui, au point d’être plébiscité comme l’incarnation de l’histoire en marche, révèle le degré d’hypocrisie et parfois de simplisme de l’opinion publique, de la société civile et des partis politiques, tout à coup emballés par une vague d’arrestations bien emblématiques mais qui ont le mérite de constituer un affreux exemple sur les renoncements passés des uns et la compromission des autres. Cette offensive anti-corruption se révèle d’autant plus embarrassante que des organisations politiques, tel le mouvement Ennahdha, pourtant passé maître dans le pillage des deniers publics, mêle prudemment sa voix à celle et à ceux qui ont longtemps masqué la réalité par leur duplicité.
Mais, parce que nous restons toujours, et de nature, bien dubitatifs pour les résolutions annoncées comme étant irrévocables, la lutte contre la corruption, aussi déterminée soit-elle, nous paraît extrêmement fragile et finira, comme toutes les campagnes déjà entreprises avec un grand renfort de communication, par fléchir sous le poids écrasant de l’ampleur des compromissions, des intérêts en jeu ainsi que des impératifs du quotidien. Car dans ce genre de pratiques perverses, devenues routinières, tout le monde a quelqu’un quelque part et, au besoin, de l’argent pour modérer les décisions des agents, cadres d’entreprises ou fonctionnaires cupides ou mal rémunérés.
Face à un chef hors d’Etat, qui n’en finit pas de déstabiliser le pays, et d’un parlement frappé de cécité et d’impuissance composé de représentants mal élus dont l’exigence morale n’a jamais été forte, qui disposent de l’aptitude magnifique au repos permanent, et un chef de gouvernement sans appui partisan, comment peut-on agir pour assurer l’avenir, conserver la paix sociale et protéger le pays des soubresauts de la crise économique et de la menace sécuritaire sans pour autant aller envers et contre la constitution ?
Nidaa Tounes ne représente plus, à cette date, une force d’action susceptible d’incarner le pouvoir. Ennahdha n’est plus digne de confiance après ses malheureuses prestations passées. Quant à l’opposition populiste, à la Hamma Hammami, en s’auto-excluant et en s’enfermant dans des revendications surréalistes, elle s’est éloignée des grandes décisions politiques.
Aujourd’hui, la scène politique se réduit de plus en plus à des rivalités ou à des complicités de personnes sans enjeux nationaux. D’un côté, Rached Ghannouchi, toujours aussi machiavélique, qui continue à agir plus que jamais dans la perspective d’un retour en force. De l’autre, Béji Caid Essebsi, un vieux renard de la politique à bout de force. Du coup ils ne peuvent pas agir de conserve sans se parasiter réciproquement, au point d’entacher de nullité leurs discours politiques qui ne mobilisent plus l’intérêt des Tunisiens. Les deux gourous, chacun à sa manière, avaient même fini par appliquer les usages du parti unique à la démocratie.
Entre ces deux grandes formations, des personnalités et des groupes intermédiaires peinent à s’affirmer, mais tous pensent posséder un projet de société infaillible et leurs chefs s’organisent en fonction d’une carrière à réaliser et de postes à conquérir. Egaré dans cette inextricable actualité politique, le citoyen a fini par être blasé et désabusé par les fausses solutions qu’on n’arrête pas de lui proposer.
Pour un nécessaire triumvirat
Au lieu donc de tout attendre des partis discrédités ou peu crédibles, d’un gouvernement aux stratégies peu savantes, il faudrait se convertir à la construction d’une nouvelle ingénierie démocratique, où la société ne laisserait plus à un seul individu le privilège d’une action politique viciée par la conquête inlassable et largement affectée du pouvoir au mépris des intérêts du citoyen ordinaire.
Dans la mesure où, dans une démocratie au rabais, tout chef de gouvernement est nommé par le ménage présidentiel, l’acculant ainsi à une servilité méprisante mais lucide, il serait envisageable de suspendre provisoirement certaines dispositions constitutionnelles pour faire valoir une nécessaire alliance entre les partis en appelant à la constitution d’un triumvirat.
Ainsi, trois personnes au prix d’une, se partageraient les pouvoirs de la république. Connus pour leur probité morale, pourvus de hauteur, de noblesse de cœur, de sens de l’Etat et de vision du futur, on concédera à chacun le gouvernement d’une partie du pays désormais divisé en trois grandes régions. Pour ce faire, il faudrait forcément surseoir à la tenue d’élections et, une fois la paix rétablie et la prospérité devenue manifeste, la constitution sera rétablie et la démocratie pleine et entière reprendra ses droits.
Mais, en attendant, qu’adviendra-t-il de Béji Caïd Essebsi? Il pourra toujours commencer, dans une douce retraite politique, par prodiguer ses soins à aux rosiers des jardins du palais de Carthage en attendant que la loi d’airain de l’oligarchie reprenne un jour ses droits.
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