L’arrestation spectaculaire de personnes liées à divers trafics a résonné comme un coup de tonnerre. Mais l’essentiel dans cette guerre contre la corruption reste encore à faire…
Par Hédi Sraieb *
Lasse et excédée de la spirale récessive continue qui semblait entraîner le pays vers des abîmes, aggravée de surcroît par une indétermination et un immobilisme du gouvernement perçus comme inacceptables, l’opinion s’est subitement réveillée de son apathie et s’est remise à rêver à de jours meilleurs : la lutte contre les malversations et la corruption était enfin engagée! La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre provoquant un excès inverse: un emballement euphorique, une ferveur dithyrambique ! Nous ne sommes pas méditerranéens pour rien!
Jamais en reste, une fraction de la gente politique s’est soudain cru obligée de descendre dans la rue et apporter son soutien à ce qui n’est encore qu’une action dont le devenir reste incertain ! Des «personnalités» en vue (selon la terminologie consacrée) se sont même fendues d’une pétition, apportant leur soutien inconditionnel de «toutes nos forces du côté du chef du gouvernement dans sa détermination à mener la bataille jusqu’au bout». Tout en espérant que cette croisade ne s’arrête pas aux seuils intouchables des gens nés «sous une bonne étoile».
Emphase et grandiloquence… un pathos bien de chez nous !
Toutefois, soyons juste. On ne va tout de même pas bouder notre plaisir!
Il faut reconnaître que l’effet de surprise et la fulgurante d’une action, préméditée de longue date, doit être saluée à sa juste valeur de bienfait… mais somme toute avec circonspection, sobriété et réserve.
Car comme le dit l’adage «une hirondelle ne fait pas le printemps» ! Il y a, en effet tout lieu de se demander si ce gouvernement est bien en mesure de «mener jusqu’au bout cette croisade»? Rien n’est moins sûr. On peut rendre hommage et apporter son soutien au chef du gouvernement qui a relevé le défi, mais tout compte fait, les pétitionnaires – parmi lesquels on note d’éminents juristes –, auraient été bien mieux inspirés en suggérant les dispositions judiciaires à mettre en œuvre afin que les autorités du moment et celles qui lui succéderont soient effectivement en mesure de vaincre.
Tout est là. Ce gouvernement ne dispose pas encore de l’arsenal juridique ni des procédures judiciaires qui puissent permettre porter des coups sévères à la nébuleuse prédatrice !
Très vite les médias – toujours en quête de métaphores percutantes –, ont trouvé la figure analogique dans l’opération «Mani Puliti», mais sans toutefois en expliciter ni les tenants ni les aboutissants. Ils laissent ainsi croire que cette lutte contre la corruption ne serait qu’une affaire de volonté ! Une condition certes nécessaire mais tout à fait insuffisante. Il faut des hommes et femmes opiniâtres, inébranlables et intraitables dans les sphères sécuritaires et de la justice, mais aussi des lois et des procédures d’exception… dont à l’évidence le pays manque cruellement.
Une opération «Mani Puliti» qui aura eu pour singulier débouché – entre autres – de provoquer la disparition de partis historiques comme la Démocratie chrétienne, le Parti socialiste italien (Bettino Craxi, qui a terminé sa vie en exil à Hammamet, en Tunisie), le Parti socialiste démocratique italien.
Comme on peut le percevoir la comparaison avec l’Italie risque fort de tourner court. L’équivoque et la méprise de la comparaison avec l’opération italienne est d’autant plus grande que celle-ci a comporté plusieurs volets articulés du fait même de l’enchevêtrement et de l’intrication des sphères politiques et mafieuses.
Le volet politique (Tangentopoli, pots-de-vin) se traduira par 72 procédures pénales de grands dirigeants de partis, mais action qui coure encore. Tandis que le volet mafieux, avec des résultats spectaculaires mais limités, a donné lieu des péripéties sanglantes, est, loin lui aussi, d’être achevé.
S’agissant de ce dernier volet, on se souviendra du «Procès de Palerme» de 450 prévenus, qui débouchera sur 360 condamnations, 2665 années de prison cumulées pour les condamnés dont Toto Riina le «parrain des parrains».
Des succès certains jamais démentis au fil des années mais encore loin d’avoir éradiqué le phénomène à en juger par les résultats les plus récents: 2.041 mafieux ont été arrêtés, dont 18 criminels très dangereux. 12.139 biens, entreprises, hôtels, exploitations agricoles, yachts, voitures de luxe… ont été saisis pour une valeur totale de 4 milliards d’euros, selon le ministère italien de l’Intérieur.
Des dispositifs spéciaux doivent être mis en oeuvre
Pourtant ce n’est pas faute d’avoir mis en place des dispositifs tout à fait exemplaires. Une centralisation et une spécialisation d’instances organisées en pool (judiciaire, financier, policier) qui s’articule aujourd’hui encore autour :
– d’une commission parlementaire anticorruption;
– d’une direction nationale anticorruption, placée sous le procureur général de la cour de cassation;
– d’une direction des enquêtes anticorruption, qui dépend du ministère de l’Intérieur;
– d’un pool de magistrats spécialisés (aguerris aux techniques financières) coordonnant leur action;
– d’un parquet antimafia;
– de la création d’une agence pour la gestion des biens mafieux saisis ou mis sous séquestre.
Mais aussi l’invention de la notion de repentance qui d’évidence a joué un rôle décisif dans cette lutte : un statut particulier de «repenti» accordé aux dénonciateurs. Le repenti est toute personne qui témoigne, de l’intérieur, du fonctionnement d’une «bande organisée», des délits, des responsables, des complicités avec des politiques, les pratiques (ex : appels d’offres truqués)…
Cette innovation (du juge Falcone) qui sera d’ailleurs reprise ailleurs (en France sous le vocable de collaborateur de justice) est une notion différente de celle de l’«informateur», traité par la police, dont les confidences ne sont pas des preuves. Le «repenti», lui, engage sa responsabilité, parle en son nom, témoigne dans les procès. L’Etat italien a passé contrat avec lui. En échange de ses déclarations qui permettent de lutter contre les délits individuels et collectifs, le repenti se voit attribuer une remise de peine conséquente, obtient une protection et d’autres avantages, tous négociables.
Le changement de dénomination désormais adopté, du statut de «témoin de justice», permet de protéger les personnes qui collaborent avec celle-ci. Grâce à ce statut, les témoins peuvent changer d’identité, déménager dans une autre région ou encore être indemnisés par l’État (même si cela comporte des risques évidents).
Toutes choses dont ce gouvernement est objectivement dépourvu!
Trouvera-t-il les hommes, les moyens et le soutien populaire effectif ? La question est posée.
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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