Taboubi à Tataouine: l’UGTT parraine et canalise tous les mouvements de contestation.
L’UGTT parraine la contestation spontanée et anarchique contre toute espèce de contrainte imposée par l’Etat, l’entreprise et, bientôt, la centrale syndicale elle-même.
Par Yassine Essid
La logique voudrait qu’avant de quitter la Tunisie pour l’Amérique, Youssef Chahed devrait normalement confier, à titre d’intérimaire, tous les pouvoirs attachés à sa fonction à Noureddine Taboubi, ci-devant secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui incarne désormais à lui seul un Etat dans l’Etat.
C’est qu’il ne se passe pas un jour sans que nous entendions parler de contacts permanents entre les deux hommes, de rencontres qualifiées de cordiales qui ne laissent entrevoir aucune divergence de vues.
On parle aussi de discussions, le plus souvent constructives, entre un chef de gouvernement, toujours sur le qui-vive, et le secrétaire général d’un syndicat qui se présente comme un partenaire social concerné au premier chef par les intérêts de ses affiliés, le respect des règles du droit du travail et la transformation des modes de régulation économique, voire politique, de la société dans son ensemble, tout en étant fermement opposé à toute velléité de réformes structurelles majeures, ni de plans d’austérité sans lesquelles les performances économiques resteront fortement compromises.
Une logique d’affrontement avec l’Etat
Mais n’allons pas trop vite. Voyons comment on a contribué, de part et d’autre, à entretenir chez les responsables syndicaux, autant que chez leurs délégués, la forme la plus fréquente de l’instinct de domination, cette manie d’ingérence sans limites dans le processus d’élaboration des choix politiques, socio-économiques et culturels de tous les gouvernements.
Ramenée par l’ancien régime à un statut marginal, l’action syndicale, censée défendre les droits des travailleurs et favoriser l’insertion sociale, a vu son action brisée, sa force canalisée et sa fonction d’instrument de dialogue avec le gouvernement si outrageusement niées. L’UGTT était dès lors tenue à l’écart par un pouvoir politique qui s’estimait seul dépositaire de la légitimité politique et sociale, seul détenteur des solutions appropriées, seul garant de l’intérêt général mis en œuvre par les institutions publiques.
Taboubi-Chahed: l’UGTT croit pouvoir dicter ses décisions au chef de gouvernement.
Récupérée, la centrale syndicale fut ainsi longtemps confinée à un rôle d’appendice maniable et obéissant, aux ordres d’un régime qui reposait alors sur un parti unique surpuissant.
Le soulèvement de décembre 2010–janvier 2011 a consacré la victoire de la liberté mais surtout le triomphe de l’UGTT.
Cependant, une nouvelle vision de l’action syndicale, plus dure, plus agressive, appuyée par une absence de volonté de comprendre le monde compliqué et le contexte explosif dans lesquels nous vivons, était largement partagée par les responsables des fédérations, des structures nationales, régionales, sectorielles. Elle s’est imposée à tous et a entraîné une UGTT exagérément imbue de son pouvoir vers une logique d’incompréhension, de face-à-face, d’opposition et d’affrontement larvé et versatile avec l’Etat.
Une culture de la paresse et de la nonchalance
Longuement frustrée par l’absence d’actions revendicatives d’ampleur, souvent sans cause apparente, la base s’est retrouvée à son tour subitement dégagée de toute contrainte et de toute mesure. L’engagement dans ou hors champ de l’organisation ne s’arrêtait plus à la grève, à l’action militante, à la manifestation et/ou à l’occupation de lieux de production. Tous ces moments forts qui permettent à beaucoup de salariés de se retrouver et de participer à cet effort de vouloir changer la société.
Or, ce qui s’est produit c’est le fait d’entretenir chez les agents publics ou privés, une véritable culture de la paresse, de la nonchalance et de l’indifférence, d’ailleurs encouragée et défendue par un syndicat qui, dans les esprits de nombreux agents réfractaires et si peu empressés de servir l’Etat ou les usagers, détient désormais le gros bout du bâton.
Les choses avaient pris un tournant encore plus inquiétant suite à la participation de l’UGTT, en tant que membre essentiel du Quatuor national du dialogue tunisien, reconnue pour sa contribution à la création, dit-on, d’une démocratie pluraliste. Un statut qui lui avait fourni cette fois l’occasion de formuler le principe de l’indépendance absolue du mouvement syndicaliste à l’égard de tout pouvoir ou organisation politique.
Cela donna plus d’ampleur à l’œuvre revendicatrice quotidienne de ses militants, réveilla leur sentiment de lutte de classe dans le combat à mener pour la dénonciation du patronat, l’exigence d’améliorations immédiates des conditions de vie des travailleurs, telles que la diminution des heures de travail, la révision des salaires, et de préconiser, comme moyen d’action ultime, la menace de la grève générale.
L’expropriation du pouvoir
Avec son centralisme, sa hiérarchie, son fonctionnarisme bureaucratique, l’UGTT était devenue un groupement de résistance qui prétendait à être dans l’avenir un instrument de production et de répartition des richesses, base de toute réorganisation sociale. Son émancipation intégrale, ne pouvait dès lors se réaliser que par l’expropriation pure et simple du pouvoir.
C’est ce qui est en voie de se réaliser. Confrontés à des vagues successives de contestations, les gouvernements successifs, passant d’abdication en abdication, ont progressivement renforcé l’ingérence de l’UGTT en confortant notamment son audace. Pour asseoir son autorité, elle se mit à usurper pied à pied les prérogatives du gouvernement, s’arrangea pour paraître la seule formation capable de garantir au peuple la plus grande étendue de droits politiques, de protéger les institutions qui maintiennent l’égalité, empêchent l’accroissement des fortunes, s’opposent à l’influence des richesses, des connaissances, des arts, des vertus mêmes.
Taboubi avec les jeunes protestataires de Tataouine, dont on découvrira qu’ils étaient manipulés et instrumentalisés par des partis politiques et des réseaux de contrebande.
Un vis-à-vis envahissant
Aujourd’hui, pris en tenailles entre un chef d’Etat de plus en plus envahissant, qui lui arrache toute initiative lambeau par lambeau, les événements sociaux quotidiens dont il a perdu la maîtrise et la lutte contre la corruption qui l’expose à la haine, à la récrimination et à la colère des élites corrompues, Youssef Chahed ne se contente plus de s’informer auprès de Noureddine Taboubi, de prendre son avis, d’être attentif à ses conseils, mais délibère avec lui sur la meilleure façon d’éviter les nombreux chemins à ornières.
Loin de doser la sollicitude des intérêts du pays à son égard entre l’excès et le défaut, le Premier ministre en fait son interlocuteur privilégié, le sollicite pour intervenir là où le gouvernement n’est plus capable d’agir ou négocier des sorties de crise.
Un tel intérêt fait redouter par-dessus toutes choses, que l’homme en qui on a mis une partie de soi-même se laisse aller à cesser de se confiner d’être un partenaire social dans une négociation pour devenir un vis-à-vis de plus en plus envahissant et dont les progrès en puissance réelle en font un émule et un associé dans le gouvernement du pays.
C’est alors que se dégage un trait devenu caractéristique de l’action syndicale : sa polyvalence. L’UGTT se mêle de tout, se vante d’avoir une opinion sur tout. Elle exige, et obtient, le limogeage d’un ministre dont les réformes portaient préjudice à la corporation des enseignants, appelle le ministère des Affaires culturelles à annuler le spectacle d’un comédien français, estime qu’il est devenu urgent de procéder à un important remaniement ministériel, demande à l’Etat subventions et concessions, le rend responsable des licenciements dans les entreprises privées, déplore les effets de l’absence de croissance tout en exigeant la révision des accords salariaux.
Tous deviennent subitement des révolutionnaires
Intransigeant, absolu dans ses fins, le mouvement syndical à tendance populiste, qui recourt en permanence à un Etat dont il ne cesse de se méfier, peine à se résorber dans la démocratie, mène résolument son action en dehors des formes citoyennes dans la mesure où les travailleurs, dans tous les secteurs et à tous les niveaux, agissant par eux-mêmes et pour eux-mêmes, affectent la plus profonde indifférence à l’égard des impératifs du régime démocratique.
La contestation est devenue la fonction permanente des travailleurs, syndiqués ou pas, indépendamment de toute référence idéologique ou d’une perspective d’amélioration raisonnée des conditions de vie. Elle canalise les mécontentements diffus et les tensions, tout autant qu’elle exprime les besoins des travailleurs là où les fondements de l’ordre économique sont parfois les moins contestés. Cependant, leur objet est devenu moins une revendication précise qu’une contestation spontanée et anarchique contre toute espèce de contrainte imposée par l’Etat, l’entreprise et bientôt, sans doute, l’organisation syndicale elle-même.
Aujourd’hui, grâce à l’UGTT, des agents assurant le fonctionnement des services indispensables à l’action gouvernementale intègrent l’espace des actions syndicales : policiers, douaniers, fonctionnaires des services fiscaux, et autres secteurs stratégiques, contestent toute autorité, appellent à la grève et recourent parfois à la violence.
Tous cependant se comprennent comme prolétaires, éprouvent la même conscience de classe et deviennent subitement des révolutionnaires. On oserait même se référer à leur endroit à l’idéologie marxiste, si on ne craignait, par ce rapprochement, d’offenser une si grande mémoire.
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