La Tunisie présente des perspectives économiques et financières à haut risque dans un contexte sociopolitique fragile, affirme un rapport du FMI paru le 10 juillet 2017.
Par Yassine Essid
Aujourd’hui, le critère d’évaluation de la démocratie se réduit à l’enregistrement formel de ce qui ressemble à des critères à justifier par le pays qui sollicite le label démocratique ou se le voit exiger.
Cependant, la démocratie ne peut se trouver homologuée que si elle satisfait, sans trêve, à la fois au système institutionnel de l’État de droit et, au préalable, d’une déclaration d’intentions de bonne gouvernance.
A partir du moment où une démocratie s’approprie le vocable de gouvernance, cette gouvernance devient ipso facto démocratique et vice et versa.
Le terme de gouvernance est attesté depuis le XIIIe siècle pour recouvrir à la fois l’idée de diriger un navire, de tenir la barre du gouvernail, mais aussi d’exercer un pouvoir politique. Après maintes péripéties sémantiques, le vocable s’introduit dans le répertoire langagier de l’univers des affaires, avec la lexie «gouvernance d’entreprise» et s’étendra par la suite pour désigner l’administration publique.
Au début des années 1990, dans un contexte général d’écroulement du modèle autoritaire soviétique et chinois, le mot gouvernance se dote d’une charge idéologique autant qu’éthique.
L’apprentissage de bonnes pratiques démocratiques
Les principales institutions financières internationales d’aide au développement, principalement la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), sous-tutelle des États-Unis, consacreront la notion de gouvernance qui devient ainsi l’incarnation des bonne pratiques capitalistes aptes à modifier le système politique des États du tiers-monde en les accompagnant vers une autre forme de développement, celle-là même qui a servi à l’enrichissement des pays du nord communément appelés pays développés ou industrialisés.
Le niveau de vie de la population de ces pays constituera dès lors un élément primordial dans la désignation de son rang comme étant un pays avancé ou pas.
L’apprentissage de bonnes pratiques démocratiques, ou bonne gouvernance, devient le corollaire d’une articulation des différents types de régulation dans un pays d’intégration politique et sociale en termes de capacités d’action. Elle est aussi intrinsèque au développement des marchés mondiaux selon l’équation : marché = démocratie, ou démocratie = économie de marché. Ce qui n’est nullement incompatible avec l’existence de programmes sociaux et d’un État interventionniste tant que celui-ci ne dépasse une certaine limite.
A partir de là, la gouvernance deviendra un mot valise, un amalgame lexical qui se diffusera partout, s’appliquant à des champs de plus en plus variés : sciences politiques et administratives, management privé et public, droit international, associations politico-économiques, chez les «eurocrates» de Bruxelles jusqu’au mouvement écologiste qui l’emprunte à son tour pour faire de la notion de «développement durable» un des éléments de la «bonne gouvernance». C’est toujours les idées de conduite, de pilotage, de direction qui prévalent dans ce vocable d’emprunt, mais de moins en moins avec le primat accordé à l’État souverain.
Achat de la paix sociale par l’aggravation de la dette extérieure
Retournons maintenant à la démocratie. Une fois celle-ci réalisée, généralement de manière formelle, à travers le système pluraliste, la transsubstantiation du régime de l’Etat autoritaire à la citoyenneté électorale, suite à d’âpres luttes politiques et sociales, donnera un poids accru à un ensemble d’organisations : partis d’opposition, syndicats et patronat, opinion publique, représentants de la société civile, participant tous comme autant d’égaux à la formation de la décision, mais surtout aux récriminations incessantes d’extension immédiate d’un État pourvoyeur d’emploi, de meilleurs salaires, de sécurité sociale, de services publics, d’assistance, de justice et de liberté.
Or voilà que sous le volume et la complexité croissante des demandes sociales, et l’incapacité de l’Etat à les satisfaire, cette conception de la démocratie, ardemment conquise, perd beaucoup de son pouvoir tranquillisant et se retrouve vite battue en brèche par la survivance des inégalités sociales, de la délinquance économique et de la corruption.
A côté du bon gouvernement, chargé tout à la fois d’optimiser les ressources de l’État, de mieux satisfaire les besoins de la population et de servir la prospérité, ce que nous assimilerions de nos jours au développement économique et social d’un pays, se profile une nouvelle citoyenneté, celle du marché.
Les Etats sont appelés à opérer le transfert des pans entiers de leurs fonctions politiques et de leurs responsabilités normatives (production des lois), à des acteurs privés pour codifier des normes en général non juridiquement contraignantes. Les États se limitent à réguler pour aider le marché à renouer avec son essence libérale: les mécanismes d’autorégulation à travers notamment la manipulation des mécanismes de crédit.
Cependant, l’achat de la paix sociale se traduit par l’aggravation de la dette extérieure qui suscite régulièrement des exigences de réformes de l’économie des pays devenus débiteurs.
Le cas de la Tunisie est l’exemple même de deux solutions insatisfaisantes d’une alternative, celle de l’impuissance à ne savoir quoi faire de l’espoir qu’on avait mis dans les choses, à ne pas savoir comment interpréter le désordre du monde. Alors on s’emballe, on court dans tous les sens, la pensée semble s’arrêter et la réflexion bute contre le mur de l’inquiétude.
Tantôt alarmante, tantôt rassurante, la dette extérieure demeure une anticipation qui peut être positive tant qu’elle sert d’instrument de relance de la croissance et de réduction du déficit, mais risque, en revanche, si la croissance demeure atone, d’hypothéquer l’avenir d’un peuple, lui laissant pour seul horizon un surcroît d’endettement et n’aura servi, en fin de compte, qu’à donner du répit à des régimes brinquebalants.
Les démêlées entre la Tunisie et le FMI
Retournons, après ce détour didactique, à l’histoire bouleversante des vicissitudes de la fortune qui alternent les récentes démêlées entre la Tunisie et le FMI.
Le 9 septembre 2015, le FMI rappelle la Tunisie que les réformes économiques doivent se poursuivre.
Le 22 mars 2016, le FMI constate que la Tunisie se heure toujours aux faiblesses structurelles qui tardent à être corrigées mais apporte tout de même son concours d’ajustement dans le cadre du mécanisme élargi du crédit (MEDC).
Le 6 avril 2016, le FMI indique dans un communiqué qu’il espérait parvenir «à un accord avec la Tunisie sur un plan d’aide de 2,8 milliards de dollars», soit un prêt d’environ 5,7 milliards de dinars, réparti sur 4 ans. Il s’agirait du 4e plan d’aide du FMI à la Tunisie depuis 1958.
Le 20 mai 2016. Le conseil d’administration du FMI approuve l’accord élargi de 48 mois avec la Tunisie, relatif à l’appui du programme de réformes économiques et financières du pays. Tout en reconnaissant que l’économie de la Tunisie a fait preuve de résilience, il estime qu’elle continue en revanche de connaître d’importants défis budgétaires, extérieurs, structurels et sociaux.
Ce programme vise donc à consolider la stabilité macroéconomique et à promouvoir une croissance plus inclusive par une politique budgétaire prudente; une réforme globale de la fonction publique; un système fiscal plus progressif et plus efficient élargira la base d’imposition et renforcera l’équité; la poursuite de la surveillance des risques budgétaires et l’intensification les efforts dans le domaine de la gouvernance; le renforcement de la flexibilité du taux de change renforcera les réserves de change et facilitera l’ajustement extérieur; la prise de mesures supplémentaires pour restructurer les banques publiques et renforcer le cadre de résolution et de supervision bancaires; la rationalisation des formalités existantes pour les entreprises et l’élargissement de l’accès aux marchés en adoptant un nouveau code des investissements et en mettant en œuvre la loi sur la concurrence ainsi que la loi sur les partenariats public-privé, et ce pour promouvoir le développement du secteur privé et créer des emplois.
Présentée en ces termes, le rapport n’a rien d’alarmant, surtout pour une gente gouvernementale qui voit toujours le verre à moitié plein. La capacité de résilience est certes insuffisante vu le contexte, mais il ne faut surtout pas se laisser abattre.
17 avril 2017, les services du FMI s’entendent avec les autorités tunisiennes (quand et comment ?) pour l’achèvement de la première revue de l’accord conclu avec la Tunisie au titre du mécanisme élargi de crédit.
Le 10 juillet 2017 paraît un rapport du FMI, en version anglaise uniquement (IMF Country Report No. 17/203), intitulé ‘‘First review under the extended fund facility, request for waivers of nonobservance of Performances Criteria’’. Un rappel détaillé quant aux engagements de la Tunisie pour ce qui est de l’utilisation des fonds alloués et de leur exécution. Bref, le bulletin de notes d’un élève pas assez obéissant, qui s’essouffle trop vite et pour qui on s’inquiète.
Il ressort d’une lecture croisée de cet inextricable fouillis qui s’élève comme une montagne de graphiques et de tableaux, réservés aux seuls experts mais qui, traduits en termes simples et accessibles, révèle toute la vanité d’un pouvoir qui vendrait son âme pour survivre.
Toutes ces exigences, ces insistances et ces urgences quant à la mise en œuvre de réformes pratiques sans ligne idéologique, présagent un appauvrissement croissant par référence au niveau de vie et aux impératifs d’une société moderne et prospère que ces réformes sont censées réaliser!
Par ailleurs, on voit mal comment pourrait aboutir une stratégie si contraignante et déstabilisante conçue pour minimiser davantage le rôle de l’État, privatiser les entreprises publiques, libéraliser le commerce, réduire le nombre de fonctionnaires, dévaluer la monnaie, etc. sous l’administration d’un pouvoir frileux, sans audace et sans autorité.
Le passé qu’on regrette et le futur qu’on redoute
C’est ainsi que ce rapport d’évaluation constitue, à travers un listing décourageant sur les déboires accumulés en matière de réformes, les limites des marges de manœuvre dont disposent les autorités du pays malgré l’existence d’un gouvernement dit d’unité nationale.
L’économie est qualifiée de «figée» pendant les deux années consécutives 2016 -17, la croissance est considérée comme «décevante», les IDE en baisse, le chômage en hausse, sans parler de la survivance du commerce informel et l’augmentation du taux d’inflation nourrit par la dépréciation de la monnaie nationale.
Enfin, une dette extérieure abyssale et une croissance plus faible que prévue qui creuse le déficit fiscal.
Bref, comme l’affirme le rapport, des perspectives économiques et financières à haut risque dans un contexte sociopolitique fragile.
Malgré ces aveux, qui gagneraient à rester confidentiels, les experts du FMI persistent tout de même à vouloir maintenir une stabilité macroéconomique dans un contexte de faible croissance cette fois avec des agrégats qui révèlent toutes l’influence des habitudes sur les facultés de penser des bureaucrates du FMI qui, à la limite, ne seraient préoccupés qu’à récupérer intérêts et principal.
Alors, en regard d’un bilan aussi décevant, il ne reste plus à Youssef Chahed que l’incoercible obsession de son épopée contre la corruption qui ne réussit pas cependant à nous faire oublier que reconstruire des institutions politiques et sociales en voie de délitement réclame bien plus que de l’argent.
A travers près d’une centaine de pages, remplies de vœux pieux et de critiques mesurées, exprimées dans le jargon ambigu des experts économistes, on se retrouve pris dans le tourbillon des ces états temporaires de ceux qui ne savent plus faire la distinction entre les plus bizarres élucubrations et les faits établis, entre le passé qu’on regrette et un futur qu’on redoute.
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