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Chahed à ‘‘Time’’ : «La Tunisie a payé un prix pour la démocratie» (2/2)

La guerre à la corruption est primordiale pour renforcer la démocratie et relancer l’économie.

Dans cette 2e partie de l’entretien à l’hebdomadaire américain ‘‘Time’’, Youssef Chahed passe en revue l’état de l’économie tunisienne, la situation sociale, la guerre contre la corruption…

Entretien conduit par Ian Bremmer

‘‘Time’’ : On comprend parfaitement que vous ayez besoin de stabilité économique et politique dans votre région pour que vous puissiez vous développer et croître, mais la croissance économique de la Tunisie a marqué le pas, même si par ailleurs sa démocratie s’est épanouie. Pouvez-vous nous expliquer cela?

Youssef Chahed : Depuis 2011, il nous a fallu cinq années pour construire des institutions démocratiques, et nous avons réussi dans cette entreprise. Cependant, nous avions eu à payer le prix pour cela. Durant les cinq dernières années, la croissance en Tunisie n’a été que d’une moyenne de 1%. Et la conséquence de faible croissance a été le taux élevé du chômage, soit près de 15%. C’est cela le défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui – après avoir réussi notre construction démocratique.

A présent, la démocratie est bel et bien établie en Tunisie. Dans quelques semaines, nous aurons une Cour constitutionnelle, un autre instrument de la démocratie dans notre pays. Nous avons tenu des élections libres et transparentes en 2014. En 2011, nous avons acquis la liberté de former des partis politiques, la liberté d’expression, la liberté du culte et la liberté de l’initiative économique. Désormais, toutes ces libertés existent en Tunisie.

Actuellement, le défi auquel nous faisons face est économique: c’est ainsi que nous donnerons de la force à cette démocratie et lui permettrons de rejoindre le groupe des démocraties développées, comme les Etats-Unis et l’Europe.
Nous œuvrons là-dessus. Pour 2017, nous tablons sur une croissance de 2,5%, ce qui n’est pas assez. Mais progresser de 1%, l’an dernier, et 0,7%, en 2015, cela veut dire que nous sommes sur la bonne voie. L’activité du tourisme a repris; presque tous les pays européens ont levé leurs interdictions de voyage en Tunisie, aussi, de nombreux touristes nous rendent visite, de France et de toute l’Europe. Ceci est un bon signe pour un pays comme la Tunisie où l’industrie du tourisme contribue à 7 ou 8% du PIB. Nous prévoyons également de bonnes moissons pour cette année et nous enregistrons aussi un retour de l’investissement étranger direct.

En partie, je suis venu aux Etats-Unis pour demander à nos amis américains de venir en Tunisie et d’y investir.

Durant les cinq dernières années, les coûts politiques ont été élevés, mais c’était le prix qu’il fallait payer pour la démocratie. Il y a six ans, un seul homme et sa dictature faisaient la loi dans notre pays. Aujourd’hui, vous avez le droit de faire ce que vous voulez en Tunisie. Et malgré les coûts que cela représente pour notre économie, la Tunisie est demeurée un pays compétitif –nous avons continué d’être parmi les premiers exportateurs du continent africain.

Avec notre main d’œuvre qualifiée et un investissement étranger direct plus important, plus de 3000 entreprises européennes sont engagées en Tunisie. A présent, notre objectif consiste à nous concentrer sur la production, la productivité et à permettre aux investisseurs étrangers de venir en Tunisie et d’investir dans notre pays.

Pourquoi pensez-vous que la Tunisie soit le seul pays du Moyen-Orient et d’Afrique du nord à avoir pu mener avec succès sa transition démocratique?

Dès le départ, la Tunisie a choisi d’investir dans l’éducation, la jeunesse et la femme. C’est très probablement pour cette raison que cette expérience a réussi en Tunisie. Les femmes sont réellement les égales des hommes en Tunisie, ainsi leur participation est cruciale; et nous avons dans notre pays une société civile très dynamique qui, elle aussi, est mise à contribution. Vous trouvez en Tunisie un niveau d’instruction élevé et c’est ce qui a permis le dialogue, l’entente et le consensus entre les différents partis politiques. Egalement, les fondamentaux de l’économie sont importants: l’économie tunisienne est diversifiée –elle ne dépend pas uniquement du pétrole. En tant pays, nous exportons des produits manufacturés, du textile, des produits agricoles; il y a aussi le tourisme, etc… alors, il s’agit bien d’une économie diversifiée qui a donné la preuve de sa résilience, durant les cinq dernières années.

Maintenant, nous souhaitons atteindre un plus haut niveau de croissance. Nous sommes capables d’atteindre une croissance à deux chiffres, si nous mettons en œuvre quelques réformes. Notre gouvernement appuie les réformes du système bancaire tunisien, de notre système fiscal et de notre système de protection de la santé du citoyen, entre autres. Cependant, la pression du FMI et les coûts de la guerre contre le terrorisme continuent d’être un lourd fardeau pour notre pays. A titre d’exemple, durant les cinq dernières années, nous avons presque doublé nos dépenses en équipements militaires –ce sont là les coûts de la transition démocratique. Et tout cela s’est passé à une heure de vol de Rome et Marseille –ce qui est une autre raison pour laquelle les pays occidentaux se doivent de soutenir la Tunisie.

Je continue de dire et de répéter à tout le monde « vous n’avez pas une démocratie qui naît chaque année. » La démocratie en Tunisie est bien établie, et cela est irréversible. Les Tunisiens sont fiers de ce qu’ils ont pu accomplir et nous ferons tout pour préserver ces acquis.

Soutenir les démocraties ne semble plus être une priorité pour les Etats-Unis, étant donné les discours de Trump en Pologne et en Arabie saoudite. Est-ce que cette posture vous inquiète, lorsque l’on tient compte du fait que c’est tout ce que la Tunisie a à offrir à la région?

Je pense que les Etats-Unis ont besoin d’aider la Tunisie, non pas uniquement parce qu’elle est la seule démocratie dans la région, mais parce toute instabilité en Afrique du nord impacte directement les intérêts américains et ceux des alliés des Etats-Unis. Oui, nous nous retrouvons sur le terrain de la lutte anti-terroriste, mais en tant que démocratie nous avons en commun un certain nombre de valeurs universelles. Et ceci est une partie importante de ce qui nous unit avec les Etats-Unis et l’Europe. C’est pour cette raison que Daêch mène des attaques contre nous –parce l’EI rejette ce mode de vie. C’est ce qui arrive à la France, au Royaume-Uni, à l’Allemagne; ces pays sont des démocraties qui seront toujours menacées s’ils ne parviennent pas à finir ce travail avec l’EI et avec ces groupes terroristes.

Y a-t-il quelque chose que la Tunisie peut faire pour travailler pro-activement avec les jeunes au Moyen-Orient et en Afrique du nord et les faire collaborer?

Avoir la Tunisie comme modèle démocratique est important pour les jeunes de la région. Lutter contre l’EI ne signifie pas uniquement adopter une démarche militaire; nous avons également mis en œuvre une approche qui cible la jeunesse, l’éducation et la culture qui permet d’expliquer les raisons pour lesquelles ces jeunes sont attirés par l’EI.

Plusieurs modèles à travers le monde ont échoué, ce qui explique pourquoi ces jeunes ont été facilement embrigadés par Daêch et qu’ils ont rejoint ces groupes terroristes. Nous avons élaboré en Tunisie une stratégie nationale fondée sur quatre piliers: la prévention, la protection, la persécution et la réponse. Nous devons nous attaquer aux racines du phénomène terroriste, qui sont la pauvreté, l’éducation, le niveau bas de qualification, la création de postes d’emploi, etc. Différents ministères en Tunisie travaillent avec les jeunes de façon à éviter que l’extrémisme ne prenne racine dès le jeune âge. Et attirer les gens dans la sphère de l’activité sociale et leur offrir du travail, leur offrir ce que l’on appelle la possibilité de ‘l’ascenseur social’, cela semble fonctionner…

Le ‘‘New York Times’’ a récemment publié un article sur les Tunisiens qui décident de mettre fin à leur vie en s’immolant par le feu, comme l’avait fait Mohamed Bouazizi avant la révolution de 2011. Avez-vous été surpris par ces manifestations qui ont lieu en Tunisie, après toutes ces années?

Non, je ne peux pas dire que je suis vraiment surpris. La révolution entraîne avec elle des attentes énormes, et 6 gouvernements avant nous n’ont pas su gérer toutes ces espérances. C’est pour cette raison que notre gouvernement est en train d’utiliser un message clair auprès du peuple, dans lequel nous lui expliquons ce que sont les possibilités de notre pays, ce que sont nos capacités, ce que le peuple est en droit d’attendre de nous et ce que nous ne pouvons pas faire. La révolution de 2011 a été portée par les idées de liberté, dignité et emplois. Nous pouvons dire qu’aujourd’hui la liberté est acquise, ce qui est très important, mais les emplois n’y sont pas. Nous devrions renouer avec la production, nous devrions nous remettre à produire, et le pays a grandement besoin de se remettre au travail.

Je souhaite que très vite nous hausserons, avec les réformes, le niveau de notre croissance pour atteindre les 6 ou 7%. Cela aidera vraiment ces jeunes en situation difficile. Comme je l’ai déjà dit –pour consolider la démocratie, nous devons travailler sur le terrain économique et, en partie, cela se réalise grâce à la coopération internationale et l’investissement étranger direct.

Il semble aussi que la Tunisie est également confrontée à un autre défi, interne celui-ci: le niveau élevé de la corruption. Que faites-vous contre ce phénomène?

Oui, combattre la corruption est priorité première. D’abord, la corruption est une menace pour la démocratie; ensuite, il y a un lien direct aujourd’hui entre la corruption, la contrebande et le terrorisme; et en troisième lieu, la corruption nous empêche d’établir l’égalité des chances et la transparence du marché. Nous sommes en train de travailler très dur pour créer un environnement sain et attractif pour les affaires en Tunisie. Ainsi, lutter contre la corruption est une tâche cruciale. Au lendemain de la révolution, le phénomène de la corruption a vraiment pris beaucoup d’ampleur en Tunisie… mais nous savons avec certitude que pour attirer les investisseurs mondiaux, nous sommes dans l’obligation de combattre ce fléau. Donc, c’est ce que nous sommes en train de faire, et nous poursuivrons cette lutte contre la corruption jusqu’à la fin.

Entretien traduit de l’anglais par Marwan Chahla

Source: ‘‘Time’’.

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Chahed à ‘‘Time’’ : «La Tunisie est en 1ère ligne contre le terrorisme» (1/2)

 

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