Barrage Rmil.
La Tunisie doit assurer le découplage entre la croissance (démographique et économique) et la surexploitation de ses ressources naturelles, et particulièrement l’eau.
Par Raoudha Gafrej *
La mobilisation des eaux par les barrages, les forages ainsi que par les eaux non conventionnelles permet de retenir que la disparité entre les régions demeure (figure ci-dessous).
Le transfert d’eau d’une région à une autre pour des raisons de solidarité nationale ne fait qu’appauvrir des régions et généraliser la pénurie d’eau absolue et ne permet guère de résoudre les problèmes des autres régions déficitaires. De plus, ce transfert pourra être remis en cause avec les besoins de décentralisation.
Disponibilité de l’eau en 2015 selon les gouvernorats
En considérant la moyenne des apports annuels, seule la région de Béja est excédentaire. Par contre, la situation sous conditions de changement climatique va s’aggraver davantage et la seule opportunité sur laquelle il va falloir travailler dans le futur est le transfert pour la valorisation des eaux des périodes pluvieuses qui sont appelées à s’accentuer.
Trois indicateurs clés de la situation hydrique du pays doivent être considérés simultanément et qui montrent clairement que le développement économique et l’agriculture sont sous une forte menace sachant que le taux de dépendance d’importation des céréales (toutes céréales confondues) est en moyenne de 62,5% sur la période 2005-2015 pour un coût de 47% de la valeur moyenne des importations alimentaires.
La fragilité de l’agriculture pluviale est aussi confirmée surtout pour l’exportation de l’huile d’olive à elle seule représente 40% des exportations.
De plus les nappes souterraines qui fournissent environ 80% des besoins de l’agriculture irriguée sont fortement menacées par la surexploitation. C’est le cas par exemple des pommes de Sbiba (l’exploitation est de 431% à Foussana, 417,5% à Sbiba et 240% à Feriana) ou des dattes dont 60% sont produites à Kébili où la surexploitation des nappes est de 171% avec un taux de 212% à Chott El Fedjej et le Djerid.
Les trois indicateurs sont :
• Indicateur 1 : Falkenmark index, ou dotation, exprimé par le volume d’eau renouvelable par habitant. Comme le montre la figure suivante, cet indicateur indique une situation de pénurie d’eau absolue et ce depuis plus de 25 années ce qui montre la limite du modèle de gouvernance et de gestion actuel.
Indicateur 1: Falkenmark index (dotation)
• L’indicateur 2 : l’équivalent eau de la demande alimentaire évaluée à environ 1736 m3/Hab./an et un déficit de 3,7 Milliards de m3 importé via les échanges commerciaux.
Indicateur 2 : Equivalent eau de la demande alimentaire
• L’indicateur 3 : l’empreinte eau qui est un indicateur de pression et d’alerte sur l’état des ressources en eau qui indique que l’empreinte eau de consommation de la Tunisie évaluée par le global water footprint à 2217 m3/an/Hab., soit plus de 5 fois la dotation, ou 21 Milliards de m3/an dont le 1/3 est importé via les échanges commerciaux. Cette empreinte est de 60% supérieure à la moyenne mondiale ce qui dénote un gaspillage énorme.
En effet, rien que le gaspillage de pain évalué à 900.000 pains représente environ 100 millions de dinars tunisiens (MDT) par an calculé sur la base du fait que le coût réel d’un pain est de 465 millimes et de la baguette de 374 millimes.
Mais en terme d’eau et en se basant sur les données internationales qui indiquent que la production d’un kg de pain nécessite environ 1827 litres d’eau pour toutes les étapes de fabrication (production du blé, transformation en farine, production du pain etc.), les pertes d’eau relatifs au gaspillage du pain en Tunisie seraient d’environ 186 Millions de m3 dont 80% est importé via l’importation du blé. En d’autres termes, jeter un pain revient à jeter 736 litres d’eau, soit la consommation moyenne d’un Tunisien d’une semaine environ.
A cela, il faudra rappeler l’inefficience de l’infrastructure de l’eau et tout particulièrement celle de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede) qui montre que sur les 15 dernières années, la population desservie par la Sonede a augmenté de 16% alors que le volume prélevé au milieu naturel a augmenté de 56,2% et des pertes dans les réseaux qui ont évolué de 102 Mm3 en 2005 à 223,8 Mm3 en 2015.
Evolution des volumes d’eau et de la population sur la période de 2005 à 2015
Tout cela conjugué au fait que le déficit de la balance agro-alimentaire ne fait que se creuser comme le montre la figure suivante. Ce déficit exprime aussi l’interdépendance entre les activités économiques (production, consommation…) et l’usage des ressources naturelles. Il en découle une interconnexion entre les ressources et le besoin de compréhension de la «perspective nexus».
Déficit de la balance agro-alimentaire
Rareté des ressources, surexploitation, surconsommation, inefficience des réseaux, fragilité des écosystèmes puisque l’empreinte écologique est 2,55 fois la biocapacité, la diminution des précipitations et l’augmentation des besoins en eau du à l’élévation de la température, augmentation des période de sècheresses, sont tous des éléments sur lesquels les décideurs politiques et les parties prenantes doivent travailler main dans la main dans les domaines de l’eau et du climat pour assurer le découplage entre la croissance (démographique et économique) et la surconsommation et surexploitation de ressources naturelles et tout particulièrement des ressources en eau. Sans cela, le développement en Tunisie sera compromis.
Pour expliquer, ce besoin de découplage, nous avons évalué la productivité de l’eau exprimée par le rapport du PIB par le volume d’eau consommé et prélevé sur les 15 dernières années qui montre que la valorisation de l’eau dans l’économie tunisienne est relativement faible. En effet, un m3 d’eau produit environ 14,57 $ en 2015. Exprimé autrement, l’économie tunisienne consomme 68,64 m3 pour produire 1000 $, soit 22% de plus que la moyenne mondiale de 2014.
Productivité de l’eau dans l’économie en 2915 pour la Tunisie et en 2014 pour les autres pays
Aussi et compte tenu de la contribution en terme de PIB de chaque secteur et de sa consommation d’eau, nous avons évalué la productivité de l’eau. Il apparaît qu’un m3 d’eau alloué au secteur de l’industrie est 2,6 fois plus productif que celui alloué au tourisme et 281 fois pour le secteur agricole irrigué.
Exprimé autrement, 1000 $ produits dans le secteur de l’Industrie nécessitent 6 m3, 2,5 fois en plus pour le secteur touristique et plus de 258 fois pour le secteur agricole irrigué.
Cette modeste analyse montre que les approches sectorielles à la gestion des ressources en eau ont dominé dans le passé et règnent toujours. Ceci a mené au développement et à une gestion fragmentée et non coordonnée de la ressource et une concurrence accrue pour la ressource finie, aggravée par une gouvernance inefficace.
De ce fait, il est dérisoire que les gestionnaires de l’eau évoquent la gestion intégrée des ressources en eau dont les quatre principes sont violés et tout particulièrement le principe : (i) : L’eau douce est une ressource finie et vulnérable, essentielle pour soutenir la vie, le développement et l’environnement et (ii) : L’eau a une valeur économique dans toutes ses utilisations concurrentes et devrait être reconnue comme bien économique.
Il est clair que cette gestion intégrée est une utopie quand c’est un même ministère qui consomme, pollue, surexploite et gère la ressource.
Compte tenu de ce qui précède, le gouvernement est appelé à :
• créer des synergies et une cohérence politique entre les agendas des changements climatiques et de l’eau et des différents usages grâce à des opportunités de dialogue multipartite formellement reconnues où le rôle de l’eau dans la mise en œuvre des engagements de la Tunisie à l’international peut être abordé de manière adéquate;
• la gestion intégrée des ressources en eau devrait évoluer vers la gestion globale du compte de l’eau, en transformant les événements extrêmes en opportunités et la mise en œuvre du concept d’une alliance de cinq doigts entre l’eau, l’énergie, l’alimentation, la santé et l’éducation comme «moteur» social pour la résilience;
• mettre en œuvre un plan d’action prioritaire pour la résilience climatique des ressources en eau ou un plan national d’adaptation de l’eau reposant sur une nouvelle approche de gouvernance, des mesures technologiques et institutionnelles résilientes au changement climatique ce qui implique un besoin imminent d’une nouvelle politique agricole.
* Expert ressources en eau et adaptation au changement climatique (ISSBAT et l’Univers de l’Eau).
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