Sans de vraies valeurs communes partagées par toutes les composantes de la société, les meilleures stratégies de relance économique seraient de simples vues de l’esprit.
Par Yassine Essid
L’essence même de l’exercice politique est d’entretenir les vains mirages enfantés par la peur d’une réalité qui nous afflige. Or ce vertige de l’illusion produit chez une minorité, qui a encore du temps à perdre et qui n’est jamais lassée des habiles mises en scène, l’impression du «déjà vu» ou plus exactement du «déjà entendu», mais jamais du «déjà vécu».
La fantasmagorie qu’exerce encore le pouvoir sur les hommes trahit encore ce prestige de l’apparence. La surprise d’une grandiose parade fait l’effet d’un égarement dont on devrait se guérir et guérir autrui, mais qui est pourtant recherchée, voire provoquée comme une source inépuisable de bonheur et de félicité durables.
Les maux d’un quotidien devenu une fatalité
Lors d’un discours de circonstance, adressé le jeudi 10 novembre 2017, aux participants à l’édition 2017 du “Tunisia Investment Forum”, Youssef Chahed avait parfaitement respecté un rituel tout à fait compatible avec les exigences d’une mise en scène où il s’agit d’occulter les sentiments enfantés par la crainte d’un quotidien devenu une fatalité : indiscipline, fainéantise, incivisme, querelles partisanes, coups bas, discorde, corruption et impunité.
Tout consiste pour l’orateur à faire fi des difficultés que traverse le pays, des contradictions qui bouleversent la société, sans parler des structures d’un Etat laissées aujourd’hui en déshérence.
Ainsi, chaque jour qui passe apporte son lot de misères. Les réserves en devises de la Banque centrale de Tunisie (BCT), qui ne représentent que 93 jours d’importation, l’augmentation du déficit de la balance alimentaire, le creusement de la dette extérieure, la fermeture de 300 restaurants touristiques, les dettes des mosquées envers la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg), qui s’élèvent à 18,5 millions de dinars dinars (MDT), l’instruction de 74 affaires de corruption sur plainte du ministère de l’Equipement… Côté douanes, et rien que pour les 10 mois écoulés, on a enregistré 5015 affaires évaluées à 270 MDT et 538 autres d’un milliards de dinars tunisiens pour transferts de liquidités illégales et blanchiment d’argent. Un ancien membre de l’Assemblée nationale constituante (ANC), honorable signataire du texte de la Constitution, encore actif au sein du courant Al-Mahabba, est poursuivi en justice pour trafic illégal de cigarettes.
Ce sont les tirs amis que le chef du gouvernement a le plus à craindre.
Un pays meurtri par des politiciens de pacotille
Enfin, sur le plan politique cette fois, les querelles de personnes continuent de plus belle : coalitions contre-nature, transhumances de députés, constitution d’éphémères nouveaux partis.
Quant à Ennahdha, de plus en plus à l’aise, il sort ses griffes et met en garde l’opinion que toute attaque contre son mouvement équivaut désormais à une attaque… contre la nation. Ce qui fait des islamistes, non plus un parti politique, mais un cinquième pouvoir régalien.
Malgré la précarité d’un tel bonheur et les mensonges dans lesquels il est pétri, le chef du gouvernement continue à procurer à des témoins désabusés, mais trop heureux de l’être, la certitude d’un avenir radieux. Après tout, dans ce type de spectacle, l’hymne à la joie vaut bien mieux que «bonjour tristesse».
M. Chahed aurait été mieux inspiré d’établir un bilan du chemin parcouru depuis la réunion pleine de promesses de «Tunisia 2020», ne serait-ce que pour indiquer combien avait rapporté la quête de la messe de bienfaisance célébrée avec faste en décembre 2016. Or, il a préféré, à l’instar des grands doctrinaires, mettre en avant dix propositions nouvelles susceptibles de multiplier les richesses du pays et, éventuellement, assurer à leur auteur un prolongement d’existence en politique.
Avec ces dix axes établis comme valides, jouissant donc d’une autorité découlant de leur statut consensuel, M. Chahed réaffirme un engagement susceptible de rassurer a priori les institutions internationales et les investisseurs du monde entier, invités, encore une fois, à porter secours à un pays meurtri par des politiciens de pacotille.
C’est donc non sans un certain enthousiasme qu’il révéla les dix objectifs supposés assurer aux pays une croissance forte et une réduction de la misère. En effet, l’importance des enjeux est telle, qu’ils doivent être acceptés largement, de façon à ce que les hommes politiques qui les défendent puissent les présenter, non pas comme un choix partisan, mais comme le fruit du pur et simple bon sens, ne prêtant le flanc ni à la critique, ni à la contestation.
La mauvaise conscience aspire à l’aveu. Et par rapport au formidable engouement exprimé l’an dernier devant un aréopage au complet de bailleurs de fonds, le dernier discours de M. Chahed révèle que la route est encore longue pour favoriser la mise en œuvre de projets concrets. Quoi de mieux, dans ces cas-là, que de se décharger sur le poids des impondérables de la vie.
Le chef de gouvernement entre deux feux.
Utica, UGTT, même combat… contre la Tunisie
Vue d’un comptoir de bistrot, la réalisation de la croissance est tout ce qu’il y a de plus simple. Pour M. Chahed, il suffirait d’abord d’éliminer les obstacles à l’investissement. Un euphémisme ingénieux pour traduire l’immensité de la difficulté à gouverner ce pays. A commencer par l’attitude des hommes d’affaires qui avaient largement profité de l’appui de l’ancien régime. Il leur fut si bienveillant qu’ils mirent en péril le système bancaire par leurs crédits douteux. Aujourd’hui, sous l’égide de l’Utica, ils ne veulent plus rien concéder, n’hésitent pas à délocaliser leurs entreprises à la moindre turbulence, et font si rarement preuve d’attitude citoyenne.
On peut en dire autant de l’UGTT, vigoureusement politisée, profondément irresponsable du pourrissement des relations de travail entre employeurs et salariés. Le pouvoir des dirigeants ne forçant plus ni respect, ni obéissance. Or pour qu’un pays avance, il faut que l’entreprise, le consommateur, le salarié et le chef d’entreprise se retrouvent autour d’un projet salutaire d’intérêts communs.
On améliore ensuite le financement des petites et moyennes entreprises, toujours facile à dire, difficile à faire. Car la crise financière du pays est telle, qu’elle ne cesse d’exposer la vulnérabilité des PME à l’évolution des conditions du crédit bancaire. On prépare un programme national exceptionnel de promotion de l’exportation, au moment même où le déficit commercial a atteint un record historique. De plus, les secteurs où les exportations sont les plus dynamiques, qui disposent d’un avantage comparatif fort, sont quasi inexistants. Sans parler de la hausse de la demande interne en produits alimentaires qui alourdit progressivement les déficits commerciaux.
Par ailleurs, la multiplication d’enseignes étrangères sous franchise par des entrepreneurs locaux s’est imposée comme un modèle dominant pour la distribution des produits importés et des services. Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, ils créent peu d’emplois, poussent les ménages endettés à la consommation, font concurrence à certains secteurs, comme celui du textile et du cuir, respectent rarement des quotas de produits locaux et imposent le versement des redevances et leur transfert à l’étranger en dinars convertibles.
Château de cartes et effet marketing
L’adoption d’un programme de développement régional, dont je vous épargne les accessoires, est un puissant leitmotiv dans le verbiage officiel, qui procure toujours de l’épaisseur au discours sans jamais produire de résidus tangibles. Quant à la promotion du programme de la Tunisie : plateforme numérique 2020, et le lancement du plan solaire tunisien, ce sont là deux mesures qui viennent en complément dans la construction du château de cartes en produisant un effet marketing qui participe à la construction de la réalité.
Plateforme numérique, ce n’est rien d’autre qu’une offre technique permettant l’accès à des services à distance Quant au plan solaire, il séduit toujours l’opinion publique, lui fait entrevoir le masque de l’illusion par sa référence aux transitions énergétiques relatives au développement durable. Le lancement des études pour la réalisation des quais 8 et 9 du port de Radès, au-delà de son relief matériel concret, demeure un détail dissonant qui relève davantage d’un programme banal d’infrastructure que de l’élaboration d’un plan prospectif.
La réalisation du livre blanc sur l’endettement du secteur touristique et le lancement d’une nouvelle stratégie de promotion de ce secteur est une bonne nouvelle. Un axe qui arrive à point nommé car, à force d’écouter parler l’indéboulonnable Mme Elloumi-Rekik, qui a développé une obsession maladive pour son statut, on avait fini par croire que les seules difficultés que rencontre le secteur du tourisme se limitent à un insurmontable surbooking des hôtels.
Enfin, le renforcement de l’essaimage dans la réalisation des projets des grands groupes économiques publics et privés et la consolidation et la restructuration des réseaux d’appui aux promoteurs achèvent cet édifice du bonheur réel.
Une société sans vraies valeurs communes
A force de raison, on parvient à faire peu de cas de la raison.
Encore une fois, les axes développés par le chef de gouvernement restent cependant inspirés, et de façon erronée, des thématiques chères au FMI. Cependant, leur application a des conséquences pour le moins contestables en termes de croissance. Dans l’immense majorité des cas, les Etats ayant appliqué les recommandations du FMI, qui n’est pas infaillible, connaissent une brève période d’augmentation de la croissance économique et de réduction de l’inflation, suivie d’une période de crise économique, sociale et politique parfois très grave, voire catastrophique, qui entraîne dans la quasi-totalité des cas l’abandon pur et simple de la majorité des réformes, inspirées par les bureaucrates de Washington, qui affaiblissent bien plus souvent l’économie qu’elles ne la renforcent. Le cas de l’abandon par le FMI de la théorie du ruissellement (qui consiste à enrichir les riches et qui a fait beaucoup de dégâts) le prouve amplement.
Ce n’est pas la puissance du verbe qui fait revenir les investisseurs. Ce qui manque aujourd’hui à ce pays, pour s’en sortir, c’est une société qui se retrouve autour de vraies valeurs communes : de patriotisme, de travail, de respect des compétences et de respect de l’autre, de solidarité, de tolérance, de liberté et d’exclusion de la religion de l’espace public.
Car, pendant que le monde est à la recherche d’un nouveau modèle de production des richesses, nous demeurons incapables de produire les richesses. Le dépassement de toutes les contradictions reste assuré par une rhétorique d’une naïveté torrentielle. En attendant, et même en réitérant à l’envie les capacités du pays et la détermination de ses dirigeants, l’opinion publique n’est plus partie prenante, la société reste démobilisée, les politiques sont empêtrés dans des querelles d’égos et peinent à accorder leurs paroles avec la réalité.
Ce type de discours sur la croissance et le développement, et les moyens d’y parvenir, lasse à force d’être ressassé. Les rengaines simplistes que l’on médite en parcourant les vieux magazines dans les salles d’attente des médecins, et pas au-delà, ne sauraient constituer une stratégie politique d’avenir, plutôt une vue de l’esprit, des paroles en l’air, au mieux des promesses d’action.
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