Faire tomber Chahed et son gouvernement ne serait pas une sage décision car elle débouchera sur une crise politique et institutionnelle. Et redonnera du grain à moudre à Marzouki.
Par Chedly Mamoghli *
Tous les observateurs, les analystes avertis ou pas et les acteurs politiques sont focalisés autour d’une seule thématique, le destin de l’actuel gouvernement et de son chef Youssef Chahed. Certains veulent à tout prix son maintien quand d’autres n’en veulent plus. Le présent article n’est ni un réquisitoire contre Chahed ni un plaidoyer en sa faveur. Il s’agit de soulever et d’analyser les enjeux qu’il faut prendre en considération quand une telle question se pose.
L’instabilité gouvernementale en question
Il n’y a pas plus facile que de faire tomber un gouvernement, c’est presque devenu un sport national chez nous depuis 2011. L’instabilité politique est de rigueur depuis. Les gouvernements se succèdent et sont devenus comme des manèges, tous les jours des ministres y entrent d’autres en sortent. Je me demande même qui n’est pas encore devenu ministre en Tunisie tellement la liste des entrants et des sortants donne le vertige?
Donc cette solution de facilité qui consiste chaque fois à remettre les compteurs à zéro n’est pas efficace, l’état actuel du pays en atteste. Qu’avons-nous récolté en changeant chaque fois d’exécutif? Et quel est ce génie politique qui pourrait redresser la Tunisie en l’espace d’une année ou un peu plus (c’est la durée des gouvernements qui se sont succédé)? Ensuite, admettons qu’il parte, qui pour le remplacer? Le faire tomber ainsi que son gouvernement sans avoir une idée précise de ce qui nous attend signifierait embarquer le pays déjà suffisamment fatigué dans une aventure de trop et à l’issu incertain.
Un autre élément capital à prendre en considération, nous sommes à mois de deux ans de la fin de l’actuelle législature (le mandat de l’Assemblée) donc le successeur de Chahed restera en place dans le meilleur des cas moins de deux ans. De cette période de moins de deux ans, il faudra soustraire une année car 2019 sera une année électorale. Les élections présidentielles et législatives y auront lieu et on sait parfaitement qu’il est impossible d’engager de grandes réformes et de bousculer le pays en pleine période électorale. Par conséquent, ce successeur n’aura in fine que moins d’une année pour redresser le pays. Chose qui relèverait du miracle!
L’UGTT laissera-t-elle le gouvernement mettre en route les réformes urgentes ?
Les pouvoirs réels et supposés d’un chef de gouvernement
Un autre enjeu majeur à soulever. Ne tournons pas autour du pot et appelons un chat un chat. Le problème n’est pas de changer monsieur X par monsieur Y. On peut s’amuser et s’éterniser dans ce jeu, rien ne changera car le problème est situé ailleurs. Le problème est que constitutionnellement le chef du gouvernement a beaucoup de prérogatives et de pouvoirs mais dans la réalité il n’a aucun pouvoir. Il ne faut pas se voiler la face. Je défis quiconque qui puisse me prouver le contraire.
C’est l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui gouverne, c’est la réalité depuis le 14 janvier 2011.
C’est un jeu de dupes, une fausse démocratie. Ceux qui se prennent pour des gouvernants n’ont aucun pouvoir à part la parlotte. Ou ils obtempèrent ou ils dégagent. Ceux qui prétendent le contraire, ou bien sont de mauvaise foi ou bien ils sont aveugles. Donc nous ramener un nouveau chef de gouvernement ne résoudra pas le problème.
L’UGTT a depuis toujours joué un rôle politique majeur dans l’histoire politique contemporaine du pays. Habib Bourguiba a repris le parti en 1955 et damé le pion à Salah Ben Youssef grâce à l’UGTT lors du congrès de Sfax et pour les remercier, il les a associés au pouvoir. Certains membres de l’UGTT sont entrés au gouvernement dont Ahmed Ben Salah à qui il a donné toute une ribambelle de ministères avant de lui donner tout le destin du pays pour arriver là où on est arrivé. Il nous a fallu tout le génie de Hédi Nouira pour nous extirper du gouffre.
Une centrale syndicale hégémonique
Et cela a continué, les rapports avec l’UGTT ont continué avec des hauts et des bas tout au long des décennies suivantes mais dans la Tunisie post 14 janvier, la centrale syndicale est devenue hégémonique.
C’est du jamais vu! Rien ne passe sans son aval et toutes les réformes vitales sont bloquées car jugées libérales aux yeux des syndicalistes tous sympathisants de l’extrême gauche. Donc un nouveau chef de gouvernement ne fera rien car c’est l’UGTT qui gouverne en réalité et non pas lui.
Et tant qu’on y est, vu que c’est l’UGTT qui gouverne, pourquoi avoir un chef de gouvernement? Pourquoi avoir un gouvernement? Pourquoi avoir la présidence du gouvernement à la Kasbah alors que rien ne s’y décide sans l’aval de l’UGTT? Pourquoi tout ce gaspillage des deniers publics surtout en ces temps de crise? Autant nommer Noureddine Taboubi chef du gouvernement, faire du bureau exécutif de l’UGTT le gouvernement et transférer ce dernier de la Kasbah à la place Mohamed Ali où le destin du pays se décide.
Faire tomber Chahed et son gouvernement ne serait pas une sage décision si elle est mal calculée et si l’alternative n’est pas étudiée car elle débouchera à une crise politique et institutionnelle profonde.
L’actuel gouvernement aura échoué et sortira par la petite porte, le quinquennat de Béji Caïd Essebsi se transformera en enfer et finira dans une situation catastrophique.
Moncef Marzouki en embuscade pour cueillir le fruit… pourri.
Ne pas donner un cadeau à Marzouki
Et il y en a un qui n’attend que ça. C’est Moncef Marzouki, qui n’a pas digéré la défaite cuisante qu’il a subie en 2014 et rêve que le mandat de son successeur échoue et finisse dans le chaos. Il n’attend que ça, lui et son entourage composé d’individus haineux et aigris qui sont au chômage depuis la défaite de 2014 et qui n’ont plus que Facebook pour déverser leur venin.
Tous ces enjeux doivent être pris en considération. La question fondamentale n’est pas une question de personne, c’est une question relative à un système de gouvernance bloqué qui empêche de déclencher les réformes vitales. Ce système affaiblit l’Etat et ses institutions et donne un pouvoir hégémonique à la centrale syndicale qui de fait se trouve en train de tracer les grandes lignes et à décider des questions stratégiques qui la dépassent.
Il faut que chacun retrouve la place qui est la sienne, c’est la seule et l’unique solution car cette confusion des rôles est suicidaire pour le pays.**
* Juriste.
** Le titre et le intertitres sont de la rédaction.
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