La «démocratisation de la corruption» met en péril la transition en Tunisie, touchant les systèmes économique, politique et sécuritaire du pays, et à tous les niveaux.
Par Sarah Yerkes *
Depuis la révolution de 2010-2011 qui a eu raison du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, l’Union européenne (UE) a fait montre d’un engagement franc envers la Tunisie en soutenant avec force sa transition démocratique.
Pire que sous la kleptocratie de Ben Ali
Depuis 2011, l’UE a mis à la disposition de la Tunisie près de 3,5 milliards € [soit plus de 10,2 milliards de dinars tunisiens, ndlr] sous formes de dons et de prêts. A la suite de l’établissement du «Partenariat privilégié» entre l’UE et la Tunisie, en 2012, l’ensemble européen a consolidé ses liens avec le gouvernement et la société civile tunisiens sur nombre de dossiers, notamment ceux des réformes sécuritaire, économique et politique.
Les responsables européens reconnaissent clairement qu’il est «de l’intérêt stratégique de l’UE d’avoir pour voisin une Tunisie forte, démocratique et stable.»
L’UE est le principal partenaire commercial de la Tunisie, consommant 75% de ses exportations et 63% du volume total de ses échanges. Depuis longtemps également, la proximité géographique (la Tunisie se situant à 150 kilomètres seulement de la Sicile) et la communauté de leur héritage historique ont fait que l’UE a été le partenaire international principal de la Tunisie.
En outre, étant donné que plusieurs Etats membres de l’UE ont eux aussi subi des transitions démocratiques, ils sont bien placés pour comprendre les difficultés auxquelles la Tunisie est confrontée et sont disposés à partager avec elle les meilleures pratiques et les meilleurs enseignements qu’ils ont tirés de leurs propres mutations.
Cependant, la transition tunisienne est inachevée. En dépit de la très nette rupture qui existe entre le peuple et le gouvernement tunisiens, il est une question sur laquelle tout le monde en Tunisie semble s’accorder: l’urgence absolue de combattre la corruption.
Le jour où le Tunisiens, en 2010-2011, sont descendus dans la rue, ils étaient en grande partie motivés par leur frustration et leur colère contre la corruption de Ben Ali et de son épouse Leila. En réponse à cela, le gouvernement post-révolutionnaire a établi un ensemble de commissions auxquelles il a assigné la tâche d’enquêter sur la corruption et de recouvrer les avoirs volés. Il a incorporé les crimes économiques dans le processus de la justice transitionnelle du pays, adopté plusieurs lois visant à combattre la corruption et créé des cellules de bonne gouvernance au sein de toutes les institutions publiques.
Pourtant, sept ans après la Révolution de jasmin, les Tunisiens estiment qu’aujourd’hui la corruption dans leur pays a atteint des niveaux nettement plus élevés que ce que la Tunisie a connus sous la kleptocratie de Ben Ali.
Ainsi que Marwan Muasher et moi-même avons noté dans une récente tribune, au lieu d’éliminer la corruption, la chute du régime de Ben Ali a facilité la décentralisation du phénomène. En démantelant le système mafieux qui organisait les réseaux de la corruption sous l’ancien régime, paradoxalement, nombre de Tunisiens ont pu accéder, au lendemain de la révolution, aux outils et aux butins de la corruption.
Confiance minée
Aujourd’hui, la «démocratisation de la corruption» menace, à tous les niveaux, la transition démocratique en Tunisie.
Son impact sur la croissance économique du pays reste le plus évident. Une étude de la Banque mondiale a estimé que, durant la décennie qui a précédé la révolution, la Tunisie perdait, en moyenne annuelle, près de 2% de son PIB du fait de la corruption. Aujourd’hui, le pays et son peuple continuent de payer le prix élevé de la corruption: selon Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de la lutte contre la corruption (INLUCC), l’Etat tunisien perd chaque année une moyenne de 2 milliards de dinars en raison de transactions liées à la corruption et à la mauvaise gouvernance de marchés publics.
Dans une économie où la corruption est la règle, toutes les transactions économiques sont soumises à un impôt de corruption –c’est-à-dire une somme d’argent détournée qui échappe au contrôle de l’Etat. Des niveaux élevés de corruption décourage également l’investissement privé dont le pays a tant besoin, mine la confiance de l’investisseur étranger et national potentiel et expose les entreprises à des risques inutiles.
Politiquement, la corruption peut aussi impacter négativement l’image du pays à l’étranger. Plus important encore, elle mine considérablement la confiance des citoyens en leur gouvernement.
La corruption entraîne inévitablement la détérioration des services publics. D’après une étude menée, en 2015, par l’Association tunisienne des auditeurs internes, 70% des Tunisiens estiment que la corruption est un moyen de facilitation des transactions quotidiennes. Cela démontre l’étendue de l’enracinement de la corruption dans la société tunisienne et la difficulté que rencontre la mise en œuvre de stratégies anti-corruption efficaces au sein de la bureaucratie.
Plus sérieusement encore, la corruption est la porte ouverte aux trafiquants de drogue et d’armes, aussi bien qu’aux trafiquants de personnes, et peut contribuer à la propagation du terrorisme.
Selon les estimations officielles, l’économie informelle représente près de la moitié du volume de l’activité économique en Tunisie. Alors plusieurs des personnes impliquées dans cette économie informelle le font pour se procurer des marchandises licites (de l’huile et d’autres denrées alimentaires, par exemple), certaines autres personnes, aussi nombreuses, profitent de la porosité des frontières et de la corruption des agents des douanes pour introduire dans le pays drogues, armes et personnes – notamment à travers la frontière tuniso-libyenne.
Des gouvernements corrompus sont également un terrain fertile pour les recruteurs extrémistes et minent la confiance publique. S’il est vrai que plusieurs facteurs poussent certains individus à rejoindre une organisation terroriste, il n’en demeure pas moins qu’un gouvernement corrompu offre clairement l’occasion aux terroristes d’exploiter la colère et la frustration que génère la corruption.
De plus, fournir un financement substantiel, en argent et en formation, aux services de la sécurité frontalière – qui est une priorité majeure pour la communauté internationale – sera compromis tant que la corruption continuera à être monnaie courante aux frontières. «Tant qu’il y aura des douaniers corrompus travaillant avec les contrebandiers, les barrières frontalières ne seront d’aucune utilité», m’a confié un expert tunisien en sécurité.
Les solutions existent
L’UE dispose de plusieurs mécanismes grâce auxquels elle peut apporter son soutien à la lutte anti-corruption en Tunisie. Depuis la révolution, l’assistance à la Tunisie a principalement ciblé la relance de l’activité économique et la réforme du secteur sécuritaire –les deux domaines étant cruciaux pour combattre la corruption.
Le Partenariat UE-Tunisie dédié à la jeunesse, annoncé en 2016 par le président Béji Caïd Essebsi et la Haute représentante Federica Mogherini, peut aussi aider à vaincre la frustration et la démobilisation des jeunes Tunisiens. En outre, les liens forts que l’UE a tissés avec la société civile tunisienne, notamment par le biais de dialogues tripartites réguliers avec l’UE et des responsables tunisiens, peuvent servir à combler le fossé entre le gouvernement et la société civile sur cette question de la corruption et d’autres sujets.
Précisément, il y a plusieurs mesures que l’UE et ses Etats membres peuvent prendre pour aider la Tunisie à combattre la corruption.
Financer la numérisation des processus gouvernementaux. En collaborant avec le secteur privé, les donateurs peuvent aider le gouvernement tunisien à promouvoir l’accès en ligne aux services publics. Cette opération offre les mérites de la rationalisation et la réduction du poids de la bureaucratie, l’autonomisation des Tunisiens et l’élimination des opportunités de subornation.
Accorder la priorité au financement des organes tunisiens anticorruption. L’INLUCC et le Pôle judiciaire et financier manquent cruellement de ressources humaines et financières. Les donateurs européens devraient soutenir, diplomatiquement et matériellement, ces institutions indépendantes de façon à leur permettre de mener à bien leurs tâches d’instruction et de poursuite en justice des cas de corruption avérés.
Poursuivre et intensifier l’appui à la société civile et s’assurer que la Tunisie protège la liberté de la presse. La société civile a été un garde-fou incroyablement efficace qui a veillé sur la transition démocratique tunisienne. Les donateurs devraient continuer à coopérer avec les organisations de la société civile qui sont en place et les médias, afin que ces derniers étendent leur influence et atteignent les régions reculées de la Tunisie, et aider à la création de nouveaux groupes locaux. Les pourvoyeurs de fonds devraient également œuvrer de concert avec la société civile et les médias dans le lancement d’une campagne de conscientisation publique sur cette question de la lutte contre la corruption.
Ces mesures pourront aider la Tunisie à achever sa transition complexe.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Sarah Yerkes, est actuellement collaboratrice émérite auprès du Center for Middle East Policy et membre du Council on Foreign Relations International Affairs. Elle a servi auparavant au sein de la section planification du Département d’Etat américain, où elle s’est spécialisée dans les Affaires nord-africaines. Elle a également été membre de l’équipe chargée du dossier palestinien et israélien, dans ce département. Sarah Yerkes a occupé la fonction de conseillère géopolitique auprès de la Direction de planification et des politiques stratégiques (J5) au sein du Pentagone.
** Le titre est de l’auteure et les intertitres sont de la rédaction.
Source : ‘‘Carnegie Europe’’.
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