Oued Medjerda, le principal cours d’eau en Tunisie.
Pour faire face au défi du stress hydrique, la Tunisie doit commencer par limiter les pertes et le gaspillage à travers l’économie de l’eau et mieux partager cette ressource entre les différents secteurs.
Par Khémaies Krimi
C’est malheureusement devenu une fâcheuse habitude. Les séminaires en Tunisie deviennent de véritables canaux pour justifier la mauvaise gestion de certains ministères et de nouveaux choix pas toujours dans l’intérêt du pays et du contribuable.
Le débat organisé, le samedi 20 janvier 2018, à Tunis par «le très sérieux» Cercle Kheireddine sur les nouveaux défis de l’eau en Tunisie n’a pas échappé à la règle.
Ainsi, au moment où le public averti convié (sans exagérer tout l’establishment politique de Tunisie) à ce débat s’attendait à un diagnostic objectif de la situation et surtout à une délimitation des responsabilités et à des solutions porteuses, il est surpris par la tendance du débat à valider le statu quo, c’est-à-dire le discours officiel sur la réalité du stress hydrique, et à s’aligner sur l’engagement du gouvernement à recourir de plus en plus aux ressources onéreuses non-conventionnelles (dessalement de l’eau de mer et des eaux saumâtres) sans en justifier la rentabilité économique et l’impact de tels choix sur le budget de l’Etat. Retour sur un débat frustrant…
L’Etat des lieux selon les experts
Plantant le décor, le think tank a rappelé que depuis l’indépendance, en 1956, notre pays a été exemplaire en matière de mobilisation et de gestion de l’eau avant d’ajouter : «Le changement climatique et, depuis la révolution de 2011, le développement anarchique des forages, posent à notre pays le problème de la mobilisation et de la gestion de l’eau en des termes inédits. La Tunisie affronte depuis 2015, une nouvelle phase critique du développement de ses ressources en eau. La raréfaction des ressources renouvelables, la détérioration continue de la qualité des eaux et l’accroissement du coût de leur mobilisation, génèrent des problèmes chroniques qui sont de nature à déclencher des crises politiques et sociales». Et le cercle de lancer un SOS : «Nous ne pouvons plus vivre comme avant; il nous faut changer de paradigme».
Pour animer le débat, le Cercle a invité trois hydraulogues de référence: Ameur Horchani, ancien secrétaire d’Etat chargé des Ressources hydrauliques, «Monsieur barrages», Ahmed Mamou, «Monsieur ressources souterraines», et Mohamed Zaara, «Monsieur dessalement».
Traitant des nouveaux défis de l’eau, M. Horchani a indiqué que la Tunisie, «après avoir accompli l’effort louable de mobiliser tout ce qui peut être mobilisable et de construire les barrages les plus rentables, se doit, dans la perspective du déficit hydrique, se préoccuper de la bonne gestion et de la mobilisation de nouveaux financements.» Pour lui, l’accent doit être mis, dorénavant, sur une gestion intégrée de ce qu’il appelle «le hasard des aléas climatiques» (inondations et sécheresses) par une bonne maîtrise des données de la météorologie.
Barrage Sidi Salem.
Concrètement, il s’agit d’une course contre la montre consistant à stocker au maximum les eaux des crues (construction de barrages de rétention) et de les économiser au maximum lors des périodes sécheresse.
Pour renforcer et diversifier les ressources disponibles, il propose, à la faveur de l’application de normes strictes, le recyclage des eaux usées épurées dans l’agriculture, la recharge artificielle des nappes souterraines et la mise en place d’une stratégie d’économie d’eau et de lutte contre le gaspillage.
«Monsieur barrages» devait révéler que l’avenir hydraulique de Tunisie réside dans la valorisation du potentiel dont recèle la région de Jendouba et dans la planification. Pour lui, 2050 c’est demain. Car pour étudier un projet d’ouvrage hydraulique, il faut cinq ans, pour lui trouver un financement, il faut cinq autres, et pour l’exécuter, il faut encore cinq.
Le relayant, Ahmed Mamou a indiqué que les nappes de surfaces sont localisées au nord de la Tunisie tandis que les nappes souterraines sont au centre. Il a relevé que la faiblesse des aquifères tunisiens réside dans le fait qu’ils ne sont pas renouvelables et qu’ils sont surexploités, particulièrement, depuis l’avènement du changement du 14 janvier 2011. «Par les chiffres, le taux d’exploitation des eaux souterraines est aujourd’hui de l’ordre de 98%», a-t-il dit.
Les conséquences de cette surexploitation sont la dégradation de la qualité chimique de l’eau (augmentation de la salinité), augmentation du coût de l’eau par l’effet de l’accroissement de la demande (besoins de consommation et de développement sectoriel).
Pour y remédier, «Monsieur ressources souterraines» a mis en garde contre les recharges artificielles qui risquent d’augmenter la salinité de leeau et plaidé, en revanche, pour les ressources alternatives telles que le dessalement de l’eau de mer et l’épuration des eaux usées, particulièrement autour des zones urbaines denses.
Station de dessalement de l’eau de mer.
Un nouveau marché à l’horizon, les stations de dessalement
Pour sa part, Mohamed Zaara a traité des solutions alternatives et notamment des avantages du dessalement de l’eau de mer et des eaux saumâtres. Il en a cité cinq : production d’eau de faible salinité, moins de risque d’indisponibilité et de perte, diversification des ressources hydrauliques, diminution de la pression sur les ressources conventionnelles et disponibilité de la technologie.
La Tunisie entend mobiliser à terme par le dessalement quelque 80 millions de mètre cubes environ, l’équivalent de la capacité de stockage d’un petit barrage comme celui de Ben Métir.
Et pour ne rien oublier, cet élément d’information révélé par M. Zaara, la cartographie des stations de dessalement d’eau de mer comporte la programmation d’une station dans la région de Sousse, ce qui signifie que ces équipements, qui étaient jusqu’ici l’apanage du sud et du centre du pays, commencent à envahir tout le littoral.
Le conférencier a évité de parler du coût de l’accès de l’eau dessalée et du coût du dessalement pour l’Etat. Et on peut imaginer que ce coût est particulièrement onéreux.
La véritable problématique de l’eau serait la mauvaise gestion
Discutant les communications des trois conférenciers, les participants (pour la plupart d’anciens ministres) ont demandé des éclairages sur des questions connues: l’impact du changement climatique sur les ressources hydrauliques en Tunisie, les risques de pompage abusif et le prix de l’eau fourni par les ressources non conventionnelles.
C’est une femme ingénieure, Raoudha Gafrej, qui a fait une intervention intéressante, en déplorant l’«hystérisation» orchestrée autour du stress hydrique qui, selon elle, n’en est pas un en fait. Pour elle, le problème réside dans la mauvaise gouvernance du secteur de l’eau en Tunisie et dans le gaspillage de cette ressource rare et précieuse.
Ce gaspillage est généré, notamment, par la vétusté du réseau de la Société tunisienne de l’exploitation de l’eau (Sonede) (quelque 40.000 conduites seraient hors d’usage) et l’utilisation excessive de l’eau dans l’irrigation agricole.
Ces pertes viennent s’ajouter à celles générées par l’évaporation, quelque 16,7 milliards de m3 sur un total de 36 milliards mobilisables.
La responsabilité de ce gaspillage doit être assumée par les deux structures en charge du secteur de l’eau, en l’occurrence la Sonede et, son tuteur, le ministère de l’Agriculture.
Conclusion du débat : le véritable défi de l’eau en Tunisie ne réside pas dans le stress hydrique, même si celui-ci se profile à l’horizon par l’effet naturel de l’accroissement des besoins. Il réside dans la gouvernance et la gestion de la demande de l’eau. Il s’agit d’estimer la valeur réelle d’une ressource limitée comme l’eau et d’en tirer les conclusions logiques en termes de gouvernance et de gestion.
Dans l’immédiat, l’urgence est d’agir sur deux leviers : limiter les pertes et le gaspillage à travers l’économie de l’eau et faire les arbitrages requis pour partager au mieux l’eau entre les différents secteurs (allocative efficiency). A titre indicatif, il faut décider de la place de l’agriculture irriguée face à la compétition avec les autres secteurs consommateurs d’eau (tourisme, industrie, etc.) Bref, la Tunisie ne peut pas faire l’économie d’un débat politique sur cette question.
Manifeste pour une gestion durable et équitable de notre patrimoine «Eau»
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