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Bloc-notes : Après les blacklistages, quel rapport de la Tunisie avec l’UE ?

Pour réussir à sortir des listes noires et consolider sa transition démocratique, la Tunisie doit être articulée à un système de droit qui marche. Ce qui requiert l’adhésion à l’Union européenne (UE).

Par Farhat Othman *

D’une liste noire à une autre, la nouvelle Tunisie n’aura pas à souffler, car la jeune démocratie est obligée de passer sous les fourches caudines du libéralisme, n’ayant pas de cœur, mais une raison nullement sensible, sinon à ses intérêts. Au vrai, la Tunisie est ballottée par les stratégies contradictoires de deux philosophies occidentales libérales, un libéralisme se voulant fidèle à ses sources et un néolibéralisme sauvage.

Guerre des libéralismes

Dans cette guerre des libéralismes dont la Tunisie est bien la victime consentante, on voit comment l’Occident capitaliste se soucie peu des efforts sincères des dirigeants actuels de sortir le pays des ténèbres de la dictature, qui était pourtant soutenue à bout de bras par ce même Occident.

Certes, raisonnablement, cela nécessite une volonté politique éthique; mais aussi et surtout du temps, car on ne peut facilement se défaire des habitudes incrustées au fil du temps. D’autant plus que la responsabilité occidentale n’y est pas absente. On le sait, c’est bien l’Occident démocratique qui est à l’origine du chaos actuel en Tunisie, et ce au service de son ambition géostratégique l’ayant amené à déstabiliser le pays.

C’est que cet Occident est une incarnation du Dieu Janus, ayant deux faces : démocratique et machiavélique. C’est la première qui se manifeste aujourd’hui en clouant au pilori la Tunisie sur des listes noires où l’ont fourrée les menées les manigances du second Occident qui avait agi de telle sorte que la Tunisie en arrive là où elle est pour servir sa politique au Proche-Orient.

En effet, si la Tunisie est devenue ainsi exposée aux risques de blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, cela ne s’est fait ni d’un coup ni de son seul fait, s’aggravant depuis ce qu’on a appelé révolution tunisienne. Qui a dont, durant ces temps, surtout sous la «troïka», l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, agi, permis et encouragé ce qu’on dénonce aujourd’hui? S’il est impératif que la Tunisie se mette au plus vite en conformité avec les lois du système dont elle relève, cela ne doit ni occulter la responsabilité occidentale dans son occurrence ni son devoir d’aider à s’en sortir.

Certes, la réforme du système financier et bancaire doit se faire au plus tôt pour se conformer aux standards internationaux; et elle doit s’ajouter aussi au toilettage de la législation nationale de toutes les lois scélérates en matière de vie citoyenne. Toutefois, peut-on le faire de l’intérieur seulement, pour un pays pauvre, sans tradition démocratique qui plus est et soumis, depuis peu, à une alliance capitalislamiste sauvage, substituant aux dérives de l’ancienne dictature celles d’un islam intégriste violentant l’âme même de la Tunisie ?

C’est pourtant ce que permet le jeu malsain des deux libéralismes d’Occident en œuvre sur le sol de Tunisie, alliés à l’islamisme politique. La meilleure illustration d’un tel double jeu est dans le fait que la tendance islamiste, que soutient et impose cet Occident, agit au détriment des valeurs auxquelles il appelle. Ainsi ne se désolidarise-t-elle pas clairement de cette absurdité monstre qu’est le projet de loi irresponsable de criminalisation des relations diplomatiques de la Tunisie avec Israël. Ou encore son opposition à ce qu’impose l’intérêt bien compris de la Tunisie d’avoir des relations normales avec la Syrie dans le cadre d’une diplomatie devant être indépendante des idéologies selon sa tradition.

Si donc la Tunisie, comme le Sri Lanka ou Trinité-et-Tobago, est stigmatisée aujourd’hui pour ses déficiences stratégiques dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, c’est surtout du fait que des intérêts occidentaux irrésistibles l’y ont obligée et l’y obligent. Or, la démocratie naissante de Tunisie a besoin de soutien total et indéfectible pour contrer des activités criminelles auxquelles elle ne peut seule s’opposer.

Chaos créateur

L’inscription de la Tunisie par le Parlement européen sur la liste noire des pays susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme, après son inscription en liste noire puis grise des paradis fiscaux, relève de la stratégie prisée en Occident du chaos créateur. C’en est une manifestation soft qui entend créer, en quelque sorte, un électrochoc salutaire chez les gouvernants tunisiens. C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé l’ambassadeur européen en Tunisie ainsi que d’autres voix européennes autorisées, comme celle de la Commissaire à la Justice, aux Consommateurs et à l’Egalité des genres, Vera Jourova, déclarant que la Commission réévaluerait les progrès du pays «le plus tôt possible» cette année pour peu que la Tunisie se plie à ce qu’on lui demande, estimant qu’elle en est bien loin.

Au vrai, le blacklistage de la Tunisie est une décision politique, nullement économique, et qui aurait pu être circonscrite ou même évitée si notre diplomatie avait été plus efficace, usant des armes qu’il fallait, comme ce dont on parlera plus loin, des armes fatales pour qui, en Europe, ose soutenir politiquement les forces idéologiques en Tunisie responsables de ce qu’il dénonce. Jusqu’à quand donc se prévaloir, en Occident, de sa propre turpitude ? L’adage l’interdit pourtant : nemo auditur !

La seule façon de contrer une telle stratégie du chaos créateur est de pratiquer un lobbying agressif convainquant les plus réticents de la bonne volonté démocratique de la Tunisie, et ce au-delà des paroles inutiles et des intentions superflues n’ayant pas de place en diplomatie. C’est d’action qu’a besoin la diplomatie tunisienne, quitte à ce qu’elle soit radicale, relevant de ce qu’on a pu nommer violence fondatrice. Il importe donc de refonder les rapports tuniso-européens sur des bases solides. La crise actuelle est une parfaite rampe de lancement de la nouvelle donne diplomatique en Méditerranée. Que la Tunisie l’initie donc par une diplomatie agressive refondatrice !

Violence fondatrice

Au vu de l’état actuel de délabrement généralise de l’économie tunisienne dans un ordre mondial injuste, il ne suffira plus, comme le conseillent certaines bonnes volontés, de travailler davantage à débloquer la production dans les différents secteurs du pays pour alléger l’endettement et augmenter la productivité. Cela relèvera du vœu pieux s’il ne se fait pas dans le cadre d’un partenariat véritablement stratégique. Ce qui ne peut se limiter à ce qui se pratique actuellement entre la Tunisie et l’UE, un partenariat faussé sinon mensonger.

Il n’y a de solution à la crise actuelle et ses retombées futures que dans la transformation de la dépendance informelle actuelle de la Tunisie en une dépendance formelle supposant des droits et non la charité actuelle. C’est en tant qu’État membre de l’Union que la Tunisie réussira sa sortie définitive des listes noires dans le cadre d’une réforme ambitieuse, non seulement législative, mais mentale aussi qui a déjà commencé chez le peuple et qu’il faut renforcer en l’orientant dans le bon sens.

C’est cela la violence fondatrice, aussi nécessaire qu’un électrochoc dans les cas médicaux graves où nulle autre médication n’est utile. C’est donc l’adhésion dont le principe doit être décidé et l’échéancier minutieusement prévu avec, comme mesure immédiatement mise en œuvre, le libre mouvement humain sous visa biométrique de circulation, ce qui ne changera en rien la situation actuelle en matière de sécurité tout en instaurant une liberté de circulation humaine qui aura d’immenses retombées sur les mentalités et les comportements.

Il nous faut nous rendre à l’évidence qu’aucun professionnalisme limité à des actions purement nationales ne viendra à bout des problèmes structurels du pays, tels ce grave déficit des caisses sociales, l’évasion fiscale ou le paiement défectueux des impôts. Que la Tunisie réponde donc du tac au tac — et avec tact — à ce qui est bien une nouvelle sanction contre la Tunisie, n’en déplaise à M. Bergamini, ambassadeur de l’UE en Tunisie. Et cela doit se faire par la demande officielle de l’adhésion et une libre circulation humaine dans le cadre précité.

Espace méditerranéen de démocratie

À M. Bergamini qui assure qu’il y a en Tunisie «des défaillances qui ont été ciblées et sur lesquelles nous travaillons avec les équipes de Youssef Chahed» nous disons ceci : quelle meilleure manière de travailler ensemble que de relever, en membres égaux, de l’UE? Quelle plus éloquente façon de travailler rationnellement dans l’intérêt commun que de créer un espace méditerranéen de démocratie réunissant les démocraties d’Europe et celles qui cherchent à entrer dans leur concert en réussissant leur transition démocratique comme la Tunisie? C’est être coupable de non-assistance à une démocratie en péril que de refuser aujourd’hui la création d’un tel espace que manifesteront l’adhésion à terme de la Tunisie à l’UE et la libre circulation immédiate de ses ressortissants sous visa de circulation.

On n’arrête pas d’entendre les Européens et les Occidentaux dire vouloir aider la Tunisie et qu’on cherche à le faire avec méthode, vigilance et efficacité, notamment dans la lutte contre les paradis fiscaux, le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Cela relève désormais de la pure tromperie si l’on ne se décide pas pour l’espace méditerranéen précité augurant d’une Tunisie dans l’Union et permettant, de suite, à ses citoyens, ses jeunes surtout, de circuler librement et de manière sécurisée puisque leurs empreintes sont prélevées, contrairement au droit international, et qu’ils circulant aujourd’hui malgré les frontières fermées avec les drames que cela occasionne.

M. Bergamini a donc beau répéter que la Tunisie est sur la bonne voie, elle ne le sera et n’ira de l’avant qu’en intégrant l’Europe pour quitter sa situation actuelle bien indigne de la promesse de son printemps. Et à M. l’ambassadeur, assurant que «les engagements sont là et il y a des contacts pour accompagner et soutenir la Tunisie dans les réformes structurelles», nous disons encore, le paraphrasant : la Tunisie espère que d’ici l’été elle pourra avoir avec l’UE, non seulement un autre classement, mais une autre vision de la Méditerranée et de l’Union où la Tunisie sera membre. Tout dépendra de la volonté des autorités européennes !

Ainsi mettra-t-on à profit la dernière péripétie de la misère diplomatique actuelle, cet «appel à la vigilance et à l’accélération du calendrier des réformes» en agissant incontinent pour l’intégration de la Tunisie à l’UE et la libre circulation dans un espace de démocratie méditerranéenne. Ainsi sera bien un mauvais souvenir la crise actuelle.

C’est une telle perspective qui redonnera du tonus à une Tunisie bien faible, étant même dans l’incapacité d’interdire un parti qui prône des idées de haine eu égard aux protections dont il dispose. Ou d’oser déclarer illicite jihad mineur, terrorisme mental pratiqué au nom de l’islam, au lieu de le déclarer illicite, et ce au nom même de l’islam. Sans parler de la législation scélérate qui est bien plus qu’un blanchiment du terrorisme, étant un encouragement au terrorisme mental, plus dangereux, et qu’on peut aggraver en criminalisant ce qu’il serait possible de faire dans un tel espace méditerranéen de démocratie : la normalisation des rapports de la Tunisie avec Israël.

* Ancien diplomate, écrivain.

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